Marc Graciano : un « jeune » écrivain hors pairs et un sens très lettré du conte
Découvrir deux romans signés -merci José Corti!- par un infirmier de service psychiatrique qui font de son auteur un narrateur remarquable, amoureux du mot et de la nature est un indéniable plaisir de lecteur embarqué dans les chemins universels que parcourent le « vieux » et la « petite » ou la « fille »….
Au nom de ce à quoi j’appartiens…
Trouver un auteur de cette puissance au hasard de quatre lignes d’une gazette reste une occasion rare. J’avais raté son premier roman, « Liberté dans la montagne » paru chez José Corti en 2013. C’est avec « Une forêt profonde » que j’ai entamé Marc Graciano dont une quatrième de couverture dit qu’il est né le 14 février 1966 et qu’il vit au pied des montagnes, aux confins de l’Ain et du Jura. Un lieu-frontière qui le situe déjà au contact d’une nature qu’il respecte infiniment, qu’il décrit remarquablement, avec laquelle sa littérature fait corps. Ajoutons quelques éléments de contexte. Il se promène et observe, pêche à la mouche. Son métier : infirmier en hôpital psychiatrique où il s’occupe d’adolescents. Il a commencé à écrire après 40 ans, quand les mots ne l’ont plus effrayé. Quand il a eu fini d’épuiser le Littré. Et voilà bien l’un des caractères de l’œuvre en devenir : une infinie richesse de vocabulaire (un muid de vin, un brassin de bière, un regard omineux, les dosses de la cabane) qui m’a fait cerner deux mots par page en moyenne et m’a ramené aux plaisirs d’enfance quand il s’agissait d’explorer le dictionnaire en quête du mot inconnu. Mais la plume est certaine car cette profusion n’altère jamais la simplicité ou la scansion d’un récit envoûtant et mosaïque.
« L’homme qui avait trouvé la plume ensipenne et qui en tenait doucement la base entre ses doigts et qui faisait tourner la plume lentement pour l’examiner, après l’avoir longuement observée et caressée et avoir recueilli au-dedans de lui les sensations que sa vision et son toucher lui procuraient et examiné intérieurement le sentiment qu’il éprouvait à sa possession, grimaça un large sourire maladroit qui fit éclater ses dents de blancheur dans son visage bronzé et il tendit brusquement la plume à la fille, en guise d’offrande, et la fille prit délicatement la plume et … « Et de ne pouvoir aller jusqu’au point car dans « Une forêt profonde » , chaque phrase est chapitre, autre caractéristique de cette écriture qui joue de cette contrainte quasi oulipienne qui enchâssent les « et », les « puis » ou les « comme » dans une litanie qui rend son lecteur captif et admiratif de ce tour de force littéraire et formel.
A ces étrangetés radicales de vocabulaire et de construction, Marc Graciano ajoute une substance de récit qui essentialise la simplicité des êtres et des choses à une époque qui n’est pas véritablement définie mais qui nous ramènerait au sortir du moyen-âge ou à Game of Thrones pour l’état d’une société à la brutalité première ou pour l’atmosphère des culs de basse fosse et plus sûrement à un tableau de Breughel pour la précision plurielle du détail.
« Il lui dit qu’ils possédaient le ciel et il lui dit qu’ils possédaient la forêt et il lui dit qu’ils possédaient l’enchantement chaque jour renouvelé du chemin que tous deux suivaient. » Et le chemin qu’empruntent « le vieux » et « la petite » (sans autre forme de précision) dans leur « Liberté sur la montagne » confrontés aux éléments et aux hommes, à leur part de sauvagerie ou à leur partage salutaire est celui du consentement décisif au monde. Comme celui que parcourt « la fille » (toujours sans autre forme de précision) dans « Une forêt profonde ». S’il fallait retenir une scène de ce « réel » auquel nous confronte et dans lequel nous inclut l’auteur : soignée après un combat perdu par « le mège » qui lui tatoue un bestiaire sur le corps, « la fille » voit ses chairs s’animer et se transformer. « … puis la belette partit du corps de la fille dans un déplacement tellement rapide que le mège et la fille ne le virent pas puis le belette véloce traça un trait roux dans l’espace de la borde et elle disparut dans la nuit par le seuil de la porte puis l’autre biceps de la fille fut animé de contractions et une chouette se retrouva perchée sur le bras de la fille et la chouette se laissa descendre à pas prudents sur le bras de la fille… » Suivent une dizaine de pages d’anthologie que ne saura jamais rendre une caméra haute définition.
Et il y a du conte (« marqué d’une fabulosité certaine »), et il y a du mythe, et il y a un soin immense à l’ordonnancement des mots dans cette histoire universelle que poursuit Marc Graciano. Loin de l’immédiateté contemporaine, peut-être aux confins de l’Ain et du Jura, il écrit pour dire : « Au nom de ce à quoi j’appartiens! » comme certains indiens d’Amérique éblouis par l’immensité de leur voûte céleste. La nôtre!
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