Marco & Paula : Carnets d’ailleurs… #8 « Steve Jobs m’a marié »…
Devenu consultant indépendant, je navigue entre ma petite maison de Takoma Park, dans la banlieue de Washington D.C., et des destinations asiatiques puis africaines. Au fil des ans, la technologie transforme insidieusement ma vie de nomade.
Je suis équipé d’un joyau de la technique, qui fait rêver mes collègues népalais du ministère du plan : un baladeur pour CD, sur lequel j’écoute quasiment en boucle l’album de Louis Amstrong, « It’s a Wonderful World », pour oublier l’interniste aux yeux bleus de San Francisco qui…, que… Bref, trop loin, trop tard. Ou alors j’écoute le « Winter Reise » de Schubert. Je n’ai pas un grand choix, juste quelques CD que j’ai glissés dans ma valise en partant. Je suis loin, ailleurs…
Années 2000 : Devenu consultant indépendant, je navigue. Deux mois là-bas, un mois ici. Et moi, où suis-je ? D’un côté ma fille et nos sorties dominicales à cheval, les amis, mes livres et mes disques; de l’autre un travail prenant et assez souvent passionnant. C’est ma routine: je vais à l’aéroport, monte dans l’avion, et entre dans ma bulle ; je descends de l’avion, retourne à la maison, sors de ma bulle et retrouve ma fille, les amis, mes livres et ma musique: la vie.
Septembre 2007 : Apple sort le premier iPod Touch, et avant de repartir en mission, je passe une demi-journée à enregistrer des CD sur mon nouveau gadget. Un acte anodin, crois-je innocemment. Sauf que cette fois-ci, je pars avec pratiquement toute ma collection de musique dans la poche. Revenant de mission, je réalise qu’il n’y a plus de bulle. Ou alors une bulle bien moins perceptible. En partant, je ne m’étais pas débranché complètement de ma vie dans la petite maison de Takoma Park. J’en avais emporté une partie avec moi.
Petit bouleversement deviendra grand. A la mission suivante, qui s’annonce plus longue que d’ordinaire, j’emporte cravache, bottes et pantalon de cheval, avec l’idée encore mal précisée de ne plus laisser ma vie derrière moi à chaque mission. Et -à ma surprise tout de même- j’ai trouvé des centre équestres dans presque toutes les capitales africaines où je suis passé, y compris à N’Djamena, où je montais seul le dimanche matin un petit cheval arabe, à l’étonnement des golfeurs qui partageaient le terrain. A partir de ce moment là, mes missions se sont faites quasiment hors bulle.
Arrivé à Abidjan en 2008, j’interroge le concierge de l’hôtel, qui me répond fort affirmativement qu’il n’y a pas de centre équestre. J’en ai finalement trouvé trois. Donc, par un beau samedi, je me retrouve enfin à cheval. À la fin de la séance, je suis au galop en équilibre quand la sangle d’un étrier se casse. Je valse à terre. Sonné, j’avance sur les mains et les genoux jusqu’à la barrière contre laquelle je m’affale. Air consterné de l’entraineur. Air hilare d’une cavalière à pied, qui traverse la carrière pour me rappeler que je dois remonter sur mon cheval. J’opine de la tête, « je sais, je sais ». Je viens de rencontrer Paula. A cause d’un iPod, acheté dans un moment d’insouciance, si on y réfléchit bien.
La technologie continue sa progression insidieuse. Skype permet de garder le contact de façon spectaculairement plus vivace et chaleureuse que ne le permettaient le téléphone ou l’email, et de prolonger les relations que la longue distance usait jusqu’à la trame.. et a fait chuter le coût des communications téléphoniques internationales de façon peut-être même plus encore spectaculaire. Aujourd’hui, mes amis américains peuvent me joindre au téléphone pour le coût d’une communication locale. Bref, plus moyen non plus de se cacher!
An de grâce 2013 : je re-plonge dans la modernité, acquérant un eReader à encre électronique, mais la magie n’est pas tout à fait la même : d’abord, j’ai moins le temps de lire des livres que d’écouter de la musique, et puis, surtout, je n’ai pas pu reconstituer ma bibliothèque de la petite maison de Takoma park en numérique: je l’ai laissée chez un garde-meuble derrière moi.
La fin de l’année, c’est le temps des bilans. J’ai lu un édito fort long qui faisait le point des échecs des politiques de développement -un exercice de style classique-. Conclusion : une expérience qui réussit quelque part n’est pas un gage de succès ailleurs; c’est une conclusion contraire à la pente que les organisations internationales aiment suivre, trouver un système -lire une « recette »- et l’appliquer de manière « systématique » contrairement à la pente que les organisations internationales aiment suivre, trouver un système -lire « une recette »- et l’appliquer. Plus les organisations sont grandes, plus elles y ont recours, pour réduire leurs coûts de transaction*. Mais les systèmes, en réalité, ne se plient pas à cette logique totalitaire ou universaliste; les systèmes, comme la science les pense aujourd’hui, sont des ensembles complexes, où des conditions uniques émergent et se manifestent, et qui suivent chacun des histoires particulières. C’est notre quadrature du cercle: les organisations grandissent pour renforcer leur impact, mais plus elles grandissent plus elles s’éloignent de cette réalité complexe, émergente et particulière qui est leur terrain d’intervention. Bonne année !
* L’économiste Carl J. Dahlman regroupe les coûts de transaction en trois catégories:
1. « coûts de recherche et d’information » : prospection, comparaison du rapport qualité/prix des différentes prestations proposées, étude de marché etc.
2. « coûts de négociation et de décision » : rédaction et conclusion d’un contrat etc.
3. « coûts de surveillance et d’exécution » : contrôle de la qualité de la prestation
(Repris de Wikipedia)
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