Avec « Yeux », Michel Serres nous en met plein la vue et la tête. Est-ce un hasard si Spinoza polissait des verres de lunettes et si Monet voyait mal? Comprend-on mieux les origines de l’art et de la connaissance quand on visite la grotte de Lascaux avec des lunettes en 3D? Un décryptage ludique et passionnant des multiples manières de voir, dans toutes les sphères de la vie et de la science.
Tout est plein d’yeux et de réseaux
Apprendre à voir une trace, un œuvre d’art ou une constellation, c’est toujours apprendre à lire. Quand le promeneur observe des traces de pattes sur la neige, il se demande quelle est la bête qui est passée par là. Quand le voyageur commence à dessiner les trajectoires qu’il a parcourues sur terre et sur mer, c’est la cartographie qui apparaît. Et quand Thalès voit son ombre géométriquement projetée aux pieds des pyramides, il invente son théorème de similitude.
Apprendre à voir permet ainsi de déceler progressivement les lois et les réseaux qui relient toutes les choses entre elles. Des vaisseaux sanguins aux événements historiques, le monde entier fonctionne en réseaux et Michel Serres nous le prouve : quand on les voit, c’est qu’on commence à les comprendre.
Apprendre à voir le monde, c’est donc l’unique manière d’apercevoir la place qu’on y occupe. Pour l’auteur de Petite Poucette (Le Pommier, 2011), les écrans que nous tenons à portée de nos pouces sont comme des télescopes sur le monde qui traduisent notre impérieux besoin de connexions. Par un accès à internet, nous voudrions tout voir, embrasser du regard tous les possibles du monde. Comme des regards, nous sommes à la fois émetteurs et récepteurs. La sagesse du philosophe vient toutefois nous le rappeler : chaque regard est situé, nul ne peut percevoir toutes les facettes d’un même objet. L’approfondissement d’un regard, d’artiste ou de penseur, reste la seule manière de trouver un peu de lumière dans l’immensité des inconnues.
Inconnues lumineuses
Michel Serres nous raconte l’illumination de ses huit ans. Devant un tableau noir trop compliqué pour lui, il voit une équation : x – 2 = 0. À l’incompréhension de ce mélange entre chiffres et lettres succède la lumière : ce x, « c’est la tirelire où l’on jette tous les chiffres qu’on veut« , c’est l’inconnue d’où jaillit la connaissance. Cette conviction ne le quittera plus: c’est en s’abîmant dans l’inconnu que les scientifiques, les artistes ou encore les mystiques finissent par trouver un peu de lumière.
Des vitraux des cathédrales qui illuminent la nuit du Moyen Âge aux étoiles qui scintillent dans une immensité méconnue, Michel Serres le répète, la lumière de la connaissance surgit toujours dans une nuit de non-savoir. Et les toiles noires de Soulages, dans cette optique, deviennent un bon reflet du savoir contemporain qu’il définit comme « une nuit constellée« . Il faut passer par les ténèbres pour accéder à quelques trouées lumineuses.
De fait pour Michel Serres, ouvrir les yeux implique souvent de passer par une sombre caverne, que ce soit la prison de Platon, la grotte préhistorique de Lascaux ou la grotte merveilleuse de Jules Verne. Il retrouve son regard d’enfant émerveillé pour évoquer les deux dernières, mais c’est le philosophe qui chausse des lunettes en 3D pour visiter la grotte-laboratoire de Lascaux chez Dassault Systèmes. Ébloui par cette nouvelle manière de voir, « il comprend de nouveau que la caverne de Platon, loin de critiquer des prisonniers, célèbre au contraire les inventeurs de l’écriture, de la peinture, de la représentation. » Changer les manières de voir et les expériences perceptives reste donc la meilleure manière de continuer à faire avancer l’art et la science.
Et d’ailleurs, les plus grands génies ne sont pas forcément ceux qui voient le plus clair: Monnet, qui avait 1/10 à un œil et 2/10 à l’autre, perçut les nymphéas de Giverny comme des yeux-fleurs multicolores… Et Homère ou Milton, qui inventèrent des mondes inoubliables, étaient tout simplement aveugles. Comme quoi l’opération de la myopie, il vaut parfois mieux s’en priver.
Michel Serres, « Yeux« , Éditions Le Pommier, collection « Beaux-Livres », octobre 2014, 216 pages, 39 euros.
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