📚 Thérèse et Joseph. Deux prénoms pour deux authentiques personnages de fiction.
« Joseph » pour l’écrivaine Marie-Hélène Lafon et la Thérèse de « L’autoroute » pour son collégue Luc Lang. L’aventure d’une vie chez les « gens de peu » comme dirait le sociologue Pierre Sansot. « Vies minuscules » comme la sublimerait en un titre Pierre Michon…
Et, dans un autre texte, un homme dont les mains parcourues de menus tressaillements « ont l’air d’avoir une vie propre ». Il est ouvrier agricole, juste avant la retraite dans une maison de Riom et à la bonne place dans une ferme où l’on continue vaille que vaille à faire le fromage. « Un patron comme celui-là allait bien pour se finir, c’était mieux que dans d’autres endroits où on était regardé de travers ».
Ces deux-là, découverts au hasard de deux romans de la fin d’été ont une vie, au moins, derrière eux. Ils auraient été de bons losers chez Jim Thompson ou David Goodis. La voix de Thérèse a porté, autrefois, une promesse, à « L’Eléphant bleu », pas loin de cette « … grande chanteuse de blues, vous voyez bien, cette musique nègre, très lente et douloureuse?… » Joseph a éprouvé « un trou dans sa vie, au milieu, entre trente-deux et quarante sept ans; il y pensait comme à un fossé plein de boue froide avec des bords glissants où il serait tombé en sortant du café… » De fait, un amour, employée au canton, dont la trahison l’a laissé maladivement et fin saoul.
Les fictions de Marie-Hélène Lafon et Luc Lang…
Le temps de cette rentrée littéraire 2014 serait à l' »exofiction ». Comme l’écrivait récemment Marin de Viry dans Le Magazine Littéraire, c’est un procédé narratif qui consiste à se raconter dans un autre qui a vraiment existé. Il dépasse l’autofiction et pourrait préluder à un retour souhaité de l’invention purement littéraire: celle qui imagine les récits et travaille les portraits. Il est donc heureux de rencontrer dans cette actualité de librairies deux personnages de fiction. Le terre-plein central d’une autoroute du Nord entre Gand et Valenciennes est devenu pour l’une ce qu’une ferme du Cantal est à l’autre: le lieu de l’après.
Marie-Hélène Lafon qui signe Joseph raconte des histoires comme Raymond Depardon filme et photographie celles et ceux de la moyenne montagne. L’une comme l’autre réussit à présenter la complexité de la personne regardée. Et l’exigence d’écriture de l’enseignante -aujourd’hui parisienne- de français, de latin et de grec, née à Aurillac de parents paysans et producteurs de Saint-Nectaire rappelle celle d’un Pierre Michon qui fut son premier référent. La mécanique est envoûtante qui rend captif son lecteur quand bien même les temporalités décrites auraient à voir avec les veillées d’hiver, l’étagère où l’on range les pantoufles à carreaux, la télévision et possiblement son bruit. Ses racines rurales, constamment revendiquées, sont à l’origine d’une oeuvre littéraire singulière et dense, entamée à l’âge de trente quatre ans, avec Le soir du chien. Un premier roman, publié en en 2001, déjà chez Buchet-Chastel. Joseph est le dernier personnage de cette portraitiste hors pair et à bas bruit. « Joseph n’a pas fait maison, les gens comme lui ne font pas maison. Il a connu peu d’ouvriers agricoles mariés, avec des enfants, un logement et une voiture pour les trajets entre la maison et la ferme… » Et cet homme que l’auteure nous décrit alors qu’il relit sa vie finit par trouver le mot « doux » qui « allait bien pour les morts et les vivants, pour la mère et pour lui… »: reposoir.
Le palais ruiné de Thérèse.
« Gens de peu », revenus de tout, mais vivant à l’os chez Luc Lang aussi. Cet auteur, essayiste (Délit de fiction, Gallimard) et romancier, dont les précédents livres ont questionné les dérèglements et les folies de l’industrie, de la finance, du social ou de la famille s’arrête ici -parce qu’un train se rate dans une gare improbable- sur la croisée de deux destins. Subjugué et sidéré par une femme qui s’abandonne, héritière d’un « palais ruiné » qui fut maison de maître, dont le dos et les fesses ondoient avec « l’élasticité d’une crème renversée » mais « si pleine d’une inépuisable énergie dans laquelle elle emportait son monde, comme un rapt… malgré l’incroyable difficulté à vivre », le narrateur de L’autoroute arrache « des betteraves en attendant d’être musicien ». C’est dans les labours gras d’automne du nord de la France bordés d’asphalte que se noue cette rencontre, généreuse et improbable, vulgaire et poétique, « dont le taux d’alcool est convaincant », qui nous offre, et c’est le talent de Luc Lang, quelques magistraux moments de cinéma sur la voie rapide ou dans les champs qui la bordent. « Nous échangions parfois d’une cabine à l’autre quelques regards vides, le visage et les mains barrés de lignes de gel que nous taillaient dans la peau les courants d’air glacés… avec ce tremblement assourdissant des moteurs qui semblaient monter du fond des chairs, nous sentions naître en nous les déterminations sourdes et inquiétantes, une volonté d’en finir, d’en venir à bout, comme d’un ennemi enfin découvert, et quand les socles et les griffes s’enfonçaient dans les labours et une secousse profonde, fouillant dans la sombre densité gluante, et que l’arracheuse s’en soulevait à l’endroit des roues motrices, tous les conducteurs avaient à cet instant une sorte d’ardeur suffocante, opiniâtre, à pénétrer loin dans la terre… »
Joseph est désormais inscrit dans le temps. Pour Thérèse, l’avachissement des jours finit par rejoindre alternativement le soleil et la tragédie.
Joseph Marie-Hélène Lafon, Buchet.Chastel
L’autoroute Luc Lang, Stock
©LeMagazineLittéraire
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