Charles Juliet: « Ecrire pour soi mais destiner ses mots à l’autre »
«Je m’assieds, il m’offre un verre, mais il ne peut supporter mon regard, ne cesse de se lever et de se rasseoir. Une telle attitude m’intimide encore plus et j’ai le plus grand mal à bafouiller quelques questions.»: Ceci, j’aurais pu l’écrire, la première fois que je suis allé à la rencontre de Charles Juliet….
La découverte de l’un des tomes de son journal découvert au hasard d’une libraire m’avait sorti, comme bien d’autres de ses lectrices et de ses lecteurs, d’une mauvaise passe. Je reste aujourd’hui très fidèle à un projet littéraire qui s’est construit dans la discrétion depuis une note du 3 janvier 1957, jour où un ancien camarade d’école, marin démobilisé, l’a «jeté dans un profond désarroi». Il a 23 ans, abandonne la carrière militaire et médicale promise à l’enfant de troupe (L’année de l’éveil. 1989), jubile de ce moment de rupture avant de tomber dans la désespérance. Sans le pouvoir encore, il ne veut plus qu’une chose : écrire. Passer sa vie à chercher sa phrase pour pouvoir dire «je».
Une longue brûlure
Et, pire que la complaisance : l’autodépréciation
«Je m’assieds, il m’offre un verre…»
De fait, ceci, c’est Juliet lui-même qui le note (Rencontres avec Bram Van Velde, 1998) la première fois qu’il ose aller voir le peintre en 1964. Choc des timidités et promiscuité des « mal-être ». Maladresse des empêchés de la construction de soi. Il y a toujours eu chez Juliet, écrivain de la littérature à l’os, du mot juste mais si profondément enfoui, la curiosité de l’avant-garde et de l’aventure artistique, chez Albert Camus ou Philippe Jacottet, chez le taiseux Samuel Beckett qui, dit-il, «a souffert comme un damné» et dont l’œuvre a été pour lui «une longue brûlure». Sur les «mains ressassantes» d’Alberto Giacometti. L’appétence aussi des chemins de l’âme chez Hadewijch d’Anvers ou Grégoire de Narek. Chez Maître Eckhart et Djalal al-dîn Rûmi. Pour lui, dans ces rencontres essentielles, autant de viatiques. «Je voudrais avancer, et piétine sur place. Je suis un carrefour de voies sans issue» a écrit l’une d’elles, Miguel Torga, autre grand diariste mort en 1995. Quand ils se sont vus, le portugais, très malade, lui avait confié: «On ne guérit jamais d’une enfance blessée». En effet, Charles Juliet montre qu’on en grandit !
Son journal reste le réacteur d’une œuvre contemporaine majeure (poésie, théâtre, récits). Le septième tome publié aujourd’hui chez P.O.L, l’éditeur de référence, court de 1997 à 2003. Il a pour titre Apaisement. Tant mieux ! Charles Juliet revient de loin. D’une longue autoanalyse, d’un gigantesque bégaiement littéraire pour trouver LE mot, d’une volonté quasi quotidienne et ininterrompue de se connaître par l’écriture, quelle que soit sa forme et quoi qu’il lui en coûte. Depuis près de cinquante ans, tout a été consigné du doute, de la pulsion de mort, des fragments poétiques reçus, de l’émerveillement du terme précis, de la rencontre avec l’autre, substantielle ou inutile, du ressassement, de «la nausée d’être soi» confinant à l’obsession, de la rumination et de l’enfermement, de l’accession aussi «à la dignité d’être publié». Ce qui advint pour la première fois en 1972. Avant ce passage de l’intime à l’édition, il a «conscience d’être un parasite, un inutile, était perclus de honte.»
Le chemin de soi
On a quitté aujourd’hui le gouffre des origines et de l’entame du journal titrée Ténèbres en terres froides 1957-1964. La part sombre toujours présente («Comment me défaire de cette mélancolie qui me colle à la peau ?») a été métabolisée. La tonalité est plus légère. Le gouffre a été surmonté. L’appartenance à la communauté humaine est revendiquée. Osons le poncif et le mot sagesse. Mais préférons l’épiphanie de l’homme réconcilié. Et le poème, son autre mode, lui vient:
Ces chants d’oiseau
Au petit matin
En ce jour de printemps
La vie qui exulte
Soudain
Traversé
Soulevé
Par cette allégresse
Charles Juliet a toujours voulu trouver «la source» et écrit comme on éprouve son corps : «Endurer parfois la faim, la soif, lutter contre la fatigue. Ainsi, jour après jour, vous vous apercevez que la marche vous élague, vous érode, vous dépouille de tout ce fatras qui habituellement nous encombre. Autre évidence : vous êtes seul. Vous traversez des heures de découragement… Mais le plus important est ailleurs. Il réside dans le fait… que vous vous trouvez en contact avec vous-même, avec ce que vous êtes au plus intime de vous-même, soit avec ce que j’appelle le noyau dur.» (Attente en automne, 1999).
Revenir de l’enterrement
Il s’est longtemps mésestimé, perdu dans la faille de son enfance. A l’origine il connaît «l’âpreté et l’austérité des vies qui mènent un incessant combat pour tenter de faire reculer la misère » (Lambeaux. 1995). Né le 30 septembre 1934, il a à peine quelques mois quand il est placé dans une famille de paysans. A huit ans, parce que sa mère adoptive Félicie qu’il adore l’emmène à l’enterrement, le tout jeune berger apprend à la fois l’existence et le décès de sa mère biologique, Hortense. Internée après une tentative de suicide elle fait partie des 50 000 malades mentaux ou considérés comme tels, «oubliés» et morts de faim ou de froid pendant la deuxième guerre mondiale dans les hôpitaux psychiatriques de la France de Vichy. De cet à vif est née une œuvre qui écoute autant qu’elle donne. Et une résilience (Juliet a compris chez Boris Cyrulnik les vertus du malheur). Apaisement en est une nouvelle illustration. On y retrouve la fascination distante de l’auteur pour Michel Leiris, on le voit s’inquiéter des diverses mises en scène et des décors d’Un lourd destin sa pièce sur Friedrich Holderlin, être touché par le travail du photographe Sebastiào Salgado qui «célèbre la dignité humaine», comprendre que «Cézanne ait pu dire : « A chaque touche, je risque ma vie.» Chez lui, cela donne : «Si je ne suis pas vrai en chacun des mots que j’emploie, je commets une trahison, et si j’en prends conscience il s’ensuit une blessure cuisante.» Tropisme de l’écartelé, narcisse autant qu’anachorète et sensibilité à une critique qui le dit «naïf» . Mais avant tout son journal est peuplé de belles personnes, celles et ceux qui lui disent la chute et la fragilité. Là, le regard de l’enfant adopté. Ici, le jeune quittant sans se retourner une mère qui ne le rappellera jamais. Ou cette femme désemparée par la mort subite de son mari. Charles Juliet sait la compassion et accueille sans juger. Il est cet ami de la croisée des chemins. Il écrit pour lui mais il destine à chacun.
Philippe Lefait
Apaisement. Journal VII, 1997-2003, par Charles Juliet. POL
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