Tout contre la distance et l’absence… Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #214
Image tirée de Lettres de femmes, court métrage d’animation d’Augusto Zanovello et Jean-Charles Finck (2015).
L’une est en Afrique, l’autre est aux États-Unis, et ça dure depuis des mois. Mais, vraiment, il n’y a pas de quoi en faire une histoire.
Paula est au Tchad, je suis en Virginie. Sur les quinze derniers mois, nous avons dû passer seulement sept ou huit semaines ensemble, et autour de nous, les proches et les amis se demandent « comment nous pouvons vivre comme ça ? » Certains militent même pour que nous menions une vie plus normale, c’est-à-dire que nous habitions au moins dans la même ville, et la nuit, quand je murmure des mots tendres à la forme absente dans le lit, je me dis parfois qu’ils n’ont pas tort. La vie de couple séparé est une curieuse aventure, fille de la nécessité plutôt que d’un choix de style de vie.
Quelques fois je pense aux marins au long cours, aux militaires en campagne, aux prisonniers, aux réfugiés, aux émigrés et aux exilés, à tous ceux qui vivent loin de chez eux et n’ont pas le luxe – très moderne – de pouvoir se parler en face à face virtuel, comme nous le faisons, Paula et moi, presque tous les jours. Et je me demande, comment tiennent-ils ? Il y a sans doute la nécessité, mais aussi d’autres ressorts, plus profonds; l’amour et l’attachement, comme on se le raconte dans les lettres ou les journaux intimes, mais aussi le lien tribal et familial, ces instincts immémoriaux. Et la solitude et la peur.
Et donc, au regard de l’Histoire, qui est vraiment la seule référence avec laquelle penser notre sort, en ce qui nous concerne, Paula et moi, nous ne pouvons guère nous plaindre. Nous nous parlons deux fois par jour, presque tous les jours et nous nous racontons le banal de notre quotidien, et l’amour au jour le jour. Les poilus dans les tranchées de la « Grande Guerre », cet événement fondateur de notre modernité, n’avaient pas ce luxe. Ils avaient droit à des lettres écrites par des proches lointains, l’autocensure à la plume, pour ne pas risquer de fâcher les censeurs, et le droit d’envoyer en retour des banalités, du genre « il pleut », et il valait mieux pour leur grade de ne pas rajouter « des obus ». Mieux encore, à partir de 1916, l’armée britannique s’est mise à distribuer aux soldats des cartes postales avec des cases à cocher (il fait beau, je mange bien ?) et un espace pour apposer une signature pour prouver que l’on est toujours vivant. Qu’importe, le flot était immense, quatre millions de lettres et deux cent mille paquets par jour pour l’armée française. Des milliards de lettres pour toute la guerre. Une sorte de préhistoire sanglante à notre futile frénésie de communication contemporaine.
Quoiqu’il en soit, contre la distance et l’absence, ces échanges, qu’ils soient de papier ou électroniques, permettent de tenir. Tenir. Ce ne sont pas les paroles ou les regards échangés qui comptent, ni les nouvelles que l’on se raconte et qui ne présentent réellement pas grand intérêt, ce qui compte, c’est le lien que l’on maintient. Le lien à l’autre qui – mais pourquoi ? – est notre refuge, une douceur que le monde nous octroie contre la terreur tapie dans l’ombre. Cette douceur, Roland Dorgelès l’avait évoquée dans Les Croix de bois, publié en 1919 :
Maintenant qu’il avait sa lettre dans sa poche, il n’était plus pressé de la lire, il ne voulait pas dépenser toute sa joie d’un seul coup. Il la goûterait à petits mots, lentement, couché dans un trou, et il s’endormirait avec leur douceur dans l’esprit.
Roland Dorgelès
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