« Tes animaux, je les mange! » Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #207
Paula, pour se délasser les nerfs, est allée passer deux jours dans une réserve d’animaux sauvages.
Cinq heures du matin. Je viens de prendre une douche pour éliminer la sueur d’une nuit étouffante. À cette heure, la relative fraîcheur est bienfaisante. Je m’installe dehors, en haut des marches du perron de ma chambre pour trier des mangues. Je lève les yeux. Un lion passe, s’arrête, tourne la tête et me regarde. Il est à quinze mètres. Hautain, il reprend sa marche, insensible à ma sidération. J’appelle ma compagne de chambrée: un lion! elle entrouvre la porte et m’en désigne un autre à quelques vingt-cinq mètres, qui lui aussi passe nonchalamment. Je me lève et recule vers la chambre. Ne jamais fuir devant un lion.
Est-ce que j’ai eu peur? Se sont imposés les mots captés récemment à la radio d’un reporter qui disait s’être senti un tas de viande face à un grand fauve. Oui, j’ai eu peur, mais moins que la veille au soir sur ce même perron où je fumais paisiblement quand un fracas dans les broussailles avait précédé un grognement: un babouin car ils sont nombreux? une hyène, de celles dont la sarabande vers deux heures a réveillé tous mes compagnons sauf moi? ou déjà le lion ?
Ça vaut le voyage !
Nous sommes à Tinga, le site d’hébergement de Zakouma, une grande réserve dans le centre du pays. De N’Djaména il faut treize heures de route pour l’atteindre. C’est long mais, comme disent les guides touristiques, ça « vaut le voyage ». J’avais déjà visité des réserves kenyanes, dont une que j’avais sillonnée à bicyclette, mais je suis loin d’être blasée. C’est au Tchad et – curieusement – ça fonctionne. L’hébergement pour les touristes lambda est confortable mais sans rien de surfait. Il en existe un autre plus luxueux et confidentiel destiné aux donateurs, et un pour les grands groupes, principalement tchadiens, plus basique mais plus abordable. Nos chambres, dont le ventilateur s’arrête à heure fixe pour laisser reposer les groupes électrogènes, faute de raccordement au réseau – assez erratique de toute façon dans cette partie du pays – pourraient sembler chères, mais clairement, la douzaine de chambres et les quatre véhicules de douze places ne feront jamais du parc, une entreprise rentable. Pour survivre, la réserve bénéficie d’une subvention de l’Union Européenne. De ce que j’ai compris, elle fut créée pour sauver une espèce endémique de girafes largement braconnées pour leur chair et leur peau. Puis, il a fallu préserver les éléphants massacrés pour leurs défenses en ivoire.
Les « bracos » dubitatifs…
Aujourd’hui, les « bracos » estiment que Zakouma est devenu trop dangereux pour eux, et ils préfèrent décimer les populations de pachydermes du Niger ou du Cameroun. Mais quand les éléphants de ces pays ne seront plus, Zakouma redeviendra une cible. Les gardes du parc sont sans illusions. Est-ce un effet de la sélection naturelle, les éléphants ici ont des défenses très courtes.
Un éléphant nous barre la route. Sa posture est claire même pour les non éthologues que nous sommes. On l’embête. Comment perçoit-il le véhicule qui nous emmène deux fois par jour sillonner le parc: un étrange animal? ou une horde sauvage? le guide fait vrombir le moteur. L’éléphant nous toise encore, oreilles largement déployées puis s’enfonce sous le couvert. Étonnant comme il se meut élégamment, sans bruit.
Plus tard à un point d’eau près du logement des gardiens de la réserve, nous pouvons abreuver les éléphants qui chaque jour viennent se rafraîchir dans une grande mare boueuse. Le tuyau à la main, j’ose une caresse furtive sur une trompe.
La rivière est en pointillés en cette période de fin de saison sèche. Les crocodiles du Nil abondent, les oiseaux picorent à quelques mètres d’eux dans une indifférence mutuelle. Les uns et les autres ont trop de poissons à disposition, de fait, concentrés dans une surface réduite.
En journée, la chaleur est forte même dans les zones boisées et bouger requiert beaucoup d’efforts. J’observe comme chaque animal économise son énergie. Trois foulées d’un galop malhabile et les girafes jettent un regard furtif pour vérifier si nous les pourchassons ou pas. Alors, elle se figent et nous regardent. Je n’ai vu vraiment courir que des buffles et seulement ceux qui étaient en groupe ; les isolés sont plus économes, d’aucuns diraient plus réfléchis. Douze mille buffles, les lions ont de quoi manger et dédaigner la chair humaine.
Un matin, un gardien du bureau à qui j’avais narré quelques jours auparavant mon excursion à Zakouma, et qui souvent m’interpelle sur sa pénible condition, me raconte sa nuit sans dormir à se poser des questions apparemment plus financières qu’existentielles. Désabusé, il conclut cet entretien informel entre employé et employeur par ces mots « tes animaux, je les mange! ».
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