Le Salon de l’Agriculture, cette grosse artillerie factice, a beau retapisser les abribus du pays de photos de vache, il y a un bug entre les français et les animaux…
Soleil vert et minerai de viande
Cela peut être un rejet radical, comme celui de l’idéologie végane. On comprend bien que ces citadins sont pétris de bonnes intentions avec leur défense du bien-être animal, mais on déplore leur réécriture de l’Histoire qui s’apparente à du négationnisme. On peut aussi dénoncer leur terrifiante méconnaissance en agronomie, géographie, sociologie rurale, gestion environnementale, aménagement du territoire, médecine nutritionnelle. Ou leur naïveté face aux dégâts provoqués par la pétrochimie (seule capable de rivaliser avec les textiles d’origine animale) et le transport en supercargo. Alarmons-nous de leur crédulité face aux intérêts de l’industrie agro-alimentaire, qui se réjouit de nous fourguer steaks végétaux et viande de synthèse. Conçues en laboratoire ou en usine, ces préparations relèvent d’un magma immonde digne du film Soleil Vert de Richard Fleischer en 1973.
A côté, les lasagnes au minerai de viande de cheval, ça nous paraîtra soft.
La doctrine végane a au moins le mérite d’attaquer franchement. Comme les militants pro-loups, décomplexés et soutenus par la loi dans leur discours défendant que la montagne appartient à tout le monde, pas davantage aux bergers dont le bétail se fait dévorer qu’aux amoureux de la nature « sauvage ».
Plus sournoise est la désolidarisation des élus politiques. Oui pour aller serrer des louches dans les comices agricoles et clamer que les vaches de leur région nourrissent une gastronomie irremplaçable. Mais plus personne pour défendre l’implantation d’un abattoir! Potentiel glamour proche de zéro, j’admets. Mais sans abattoir, la vache régionale va rejoindre une filière longue et se faire abattre à des centaines ou milliers de kilomètres.
Une vieille carte postale
Autre ennemi plus étonnant: certains éleveurs, non des moins passionnés. Le nouveau truc à la mode dans la réhabilitation des races locales, c’est le focus sur l’apparence de l’animal au détriment de ses qualités d’élevage. Du moment qu’il ressemble à une vieille carte postale, on lui pardonne de ne plus être productif. Mais la consanguinité mène inexorablement à la disparition. Un culte de la race pure et un rejet du brassage génétique qui sentent le moisi.
L’Europe s’y met aussi, encore une fois en voulant bien faire. Vu que nous ne souffrons plus de la précarité alimentaire des siècles passés, la mission des agriculteurs a été réorientée. On attend désormais d’eux qu’ils entretiennent des paysages (notamment les prairies, pièges à carbone super utiles), qu’ils reboisent, creusent des mares, accueillent de la biodiversité et des touristes en gîte rural. Cette prise de conscience verte est évidemment nécessaire, mais les éleveurs ne gagnent toujours pas leur croûte car creuser une mare rapporte moins que vendre une vache.
Enfin, les consommateurs trop éclairés nous reprochent d’utiliser des antibiotiques, vaccins et vermifuges chimiques. C’est à la discrétion de chacun, mais on présume que si on ne soignait pas un animal malade, nous serions accusés de maltraitance. Quant aux consommateurs trop peu éclairés, ils nous reprochent d’épandre du fumier qui pue, de rouler le dimanche en tracteur, de vivre des primes et non de notre travail, et vendre trop chère notre viande française.
Après avoir listé tous ces arguments, j’ai réalisé que l’Irlande et la Nouvelle-Zélande nous inondaient d’agneaux acceptables, et qu’il serait élégant de leur laisser ce créneau. Sans parler du bœuf argentin au soja d’Amazonie et de celui issu de feedlots américains qui remplissent déjà nos assiettes. Nous, les éleveurs français, pourrions leur laisser définitivement la place sur les étals et cesser de nous obstiner à produire. Il faut dire qu’on est un peu crétins avec nos idées fixes de terre nourricière, de métier noble, d’identité régionale et de goût du terroir.
Le postulat ci-dessus imagine que les éleveurs ont cessé de produire de la viande et du lait. Ils ne font plus naître de bébés mais conservent des petits groupes d’adultes afin d’entretenir certaines zones qui ne peuvent l’être autrement que par le pâturage.
Et en toute bonne foi, la liste des avantages est évidente.
Pour commencer, en conservant de tous petits troupeaux, nous pourrions leur faire passer l’hiver dehors. L’hivernage en bâtiment étant la pratique la plus coûteuse, la plus polluante et la plus fatigante, s’en passer serait une sinécure. Cela permettrait de s’affranchir des bâtiments moches en tôles et parpaings: un répit pour les yeux. Encore mieux, en s’affranchissant des étables, on s’affranchit des maladies d’étable (induites par la proximité des animaux), donc des traitements vétérinaires.
Tout bénéfice
Pas non plus de surcoût alimentaire puisque nous n’aurions pas d’attentes productive envers le bétail: pas de gestation à mener, pas de lait à produire, pas de croissance attendue. Donc pas de parcelles de maïs à ensiler ni de ration azotée à produire. Et par conséquent, diminution de l’énorme machinisme. Les concessionnaires agricoles pourront toujours se recycler en fabriquant des textiles de synthèse pour se substituer à la laine, au cuir, à la plume, au duvet ou à la soie. Ils fileront acrylique, polyester, lycra et nylon pour notre confort et notre bonne conscience.
La question des abattoirs et de l’équarrissage se résoudra d’elle-même, puisque les animaux vivront sereinement jusqu’à disparaître de leur belle mort. D’un point de vue urbanistique, de quoi faciliter les débats entre élus municipaux.
L’exercice se présente bien.
La France se divisera en deux : la « zone libre » considérée comme réserve de la biodiversité. Elle sera surtout définie par l’impossibilité de la cultiver et englobera montagnes, landes et marais que l’on n’aura pas réussi à assécher. Les plaines mécanisables seront réquisitionnées pour être productives. Les haies seront arrachées pour optimiser le moindre hectare, car la chute de fertilité du sol (liée au manque d’animaux) nécessitera d’en cultiver de plus grandes surfaces. Ambiance image de Ch’Nord, utilitaire mais pas très bocagère. Les p’tits oiseaux et les coccinelles, c’est dans la Réserve! sera le discours officiel.
L’instauration du revenu universel pour les éleveurs. Puisqu’ils ne feront plus naître d’animaux destinés à être vendus, qui subviendra à leurs besoins financiers? Les collectivités locales puisqu’il s’agit de la gestion de leur territoire? Problème: les départements possédant le plus de montagnes, landes et terres incultes sont souvent les plus pauvres. Ou alors l’État puisque les paysages concourent à l’attractivité touristique du pays. Ou encore l’Europe, car l’agriculture relève de la PAC. Nos voisins européens seront ravis de cotiser pour payer des éleveurs qui n’élèvent rien.
Pensum
S’ils suivent un document d’objectifs, les éleveurs seront-ils encore indépendants ou deviendront-ils des agents territoriaux? Comment calculer leur revenu? Sur la surface qu’ils entretiennent, ou bien sur le nombre d’heures travaillées? S’ils sont aux 35h et protégés par une convention collective, cela coûtera très cher car actuellement, un éleveur bosse en moyenne 70 heures par semaine. Il faudra alors des équipes en 3/8. Sans compter les heures de nuits majorées, les congés payés, les primes d’ancienneté. Y’aura-t-il une sécurité de l’emploi et des journées enfant malade?
Notre ministre de tutelle ne serait plus celui de l’agriculture mais un Super jardinier-paysagiste de la République, missionné pour façonner grandeur nature des panoramas sur la base de photos d’époque. S’il se chamaille avec le Ministre de l’Environnement, qui arbitrera? À moins que la mission n’échoit au Ministre de l’Economie, si les ressources naturelles sont privatisées d’ici là (eau, air, vent)
Sans compter toutes les requêtes bureaucratiques brandies par les « gestionnaires de la nature »: les pompiers réclameront de faire brouter des pare-feux dans les broussailles, la sécurité routière exigera une visibilité bien dégagée le long des nationales, les communes littorales demanderont des digues anti-submersion entretenues, les maires voudront des moutons pas trop farouches aux abords des écoles et hôpitaux, etc…
Ceinture pour tout le monde
Maîtriser la sexualité des animaux. Si l’on veut maintenir des cheptels assez petits pour qu’ils se satisfassent de la végétation disponible, il faut éviter qu’ils se reproduisent. On pose une ceinture de chasteté à tout le monde, ou bien on castre ces messieurs? Un cheptel 100% féminin est possible et c’est déjà le cas: les troupeaux sont des matriarcats. Les mâles des objets sexuels (ou des tubes à essai plein de semence congelée prêt-à-inséminer). On peut donc sans problème éliminer tous les mâles à la naissance, comme chez les poussins, et se contenter d’une banque de sperme bien gérée. Mais alors, il ne faudra pas revenir en arrière sur le projet alimentaire du pays, car quand une race s’est éteinte, on ne la ressuscite pas.
Adieu veaux, vaches, cochons. Ainsi que toutes les races de basse-cour! La plupart du bétail ne s’adaptera pas à ce nouveau mode de vie wild & rock’n roll. Si les moutons, chèvres, et quelques vaches rustiques peuvent survivre en milieu naturel, les cochons, volailles et lapins disparaîtront. Mais bon, le WWF s’adaptera en schématisant une tête de cochon sur son logo (d’ici là, les pandas auront disparu, des zoos comme de nos souvenirs)
Menu de fête?
Côté gastronomie, si notre Bœuf Bourguignon parvient à être cuisiné avec de la viande étrangère, peu de chance que l’animal ait brouté une vraie prairie. Nos rillettes du Mans seront réalisées avec des protéines de cellules souches cultivées en éprouvette, issue d’une grande firme du CAC 40, et notre camembert avec du soja du Brésil, de la fécule de pomme de terre ou de l’huile de palme et colorant E211.
Les viandards fortunés payeront si cher pour manger du gibier sauvage qu’un réseau de braconnage se sera mis en place. Mais dans l’opacité de ce marché noir se glisseront parfois carcasse de rat, de blaireau ou de renard.
Les excréments humains vaudront de l’or car on manquera de matière organique pour amender les sols et fertiliser les cultures. Les autorités réquisitionneront peut-être litière à chats et déjections canines. Malgré cela, on assistera à la disparition des potirons et des rosiers, gourmands en fumier frais. Halloween changera ses codes.
Bon appétit à mes petits-enfants!
(Sinon, y’a encore moyen de résister et penser par soi-même à l’avenir alimentaire que l’on souhaite pour notre société)
♦ Stéphanie Maubé invitée de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♦ Stéphanie Maubé, le film « Jeune Bergère » de Delphine Détrie (sortie: 27/02/2019)
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter « On va déguster« : (ré)écouter (6 mai 2018)
♦ Le site de Stéphanie Maubé
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