La saison des barbecues étant révolue, les activistes vegan semblent baisser la garde. Peut-être sont-ils trop occupés à essayer de se réchauffer sans duvet en plumes, édredon en laine ou chaussures en cuir? L’occasion de passer à la casserole quelques clichés sur une profession: boucher.
La réalité contemporaine est heureusement plus nuancée, notamment grâce à quelques stars du métier qui ont fait bouger les lignes ces dernières années. Yves-Marie Le Bourdonnec posant artistiquement nu avec ses pièces de viande, Hugo Desnoyer et son élégance bcbg de cadre sup’ ou Nusret Gökçe, cinégénique turc qui bombarde Instagram de vidéos improbables aussi fumantes qu’appétissantes. Sa réinvention du geste de saler la viande vaut le détour.
La fête du client
Affranchissons-nous du spectaculaire qui confère de la désinvolture au métier, et revenons à la base: la nécessité d’un CAP boucherie et le travail en chambre froide à l’aube dès 14 ans! On a donc affaire à des mecs courageux et rudes à la tâche. Et pas frileux, ai-je envie d’ajouter.
Si déplacer et débiter un quart de bœuf nécessite de la force physique, le parage final induit précision et justesse pour une destinée gastronomique. Le tout dans la rigueur d’hygiène spécifique des produits carnés, et un sens du commerce particulièrement jovial, car l’achat d’une bonne viande est toujours une fête pour le client!
Mais l’objet de cette chronique ne consiste pas uniquement à leur passer de la pommade (beurrée et aux fines herbes). Ce qu’il y a, c’est que les attaques des vegans à leur encontre sont l’occasion idéale de réaffirmer leur place forte dans la chaîne alimentaire. Peu importe la société dans laquelle on vit, qu’il s’agisse de la France (consommation moyenne de viande: 70 kg/ habitant/an) ou de l’Afrique (13 kg/habitant/an), toutes les civilisations ont besoin de ce savoir-faire pour valoriser les produits de l’élevage ou de la chasse.
Un mammouth, un !
Voici quelques milliers d’années, nos deux professions n’en formaient même qu’une seule, les chasseurs ayant abattu un mammouth ne pouvant faire autrement que de le débiter pour le transporter jusqu’à la grotte, puis analyser chaque morceau pour décider de la chronologie de consommation sans en perdre.
Par leur positionnement intermédiaire entre clients et éleveurs, les bouchers sont ensuite devenus des points de convergence des territoires, collectant les animaux élevés aux alentours et les transformant en matière première prête-à-cuisiner. Avec une dynamique de flux tendu liée à la péremption de la viande, aux soins pour la conserver et l’inventivité pour valoriser les bas-morceaux. Le tout dans une infaillible gestion du temps: Cette pièce de viande, vous la mangez demain! Pas avant, pas après. Je l’ai maturée, découpée et parée pour qu’elle soit idéale demain.
Les clients sont réceptifs à sa description d’une bête qu’il a choisie sur pied et à ses conseils de cuisson. Il ne peut pas les embobiner, car il jouerait sa réputation donc la pérennité de son commerce.
À table
Son regard crée ce trait d’union entre le mode d’élevage de l’animal et la qualité de viande qui en résulte. Lui seul garantit la cohérence entre les choix techniques de l’éleveur (le fourrage, l’âge d’abattage, le croisement…) et la finalité du morceau de viande qui, piqué sur une fourchette, s’apprête à imprégner les papilles.
Le mouvement vegan n’est pas le seul à mettre à mal leur profession. Les grandes surfaces ont bien commencé le job, absorbant les commerces spécialisés et vidant les bourgs de leur épicier, de leur boulanger, de leur marchand de journaux.
Nous avons atteint le paradoxe suivant: les zones d’élevage étant les moins urbanisées, les villages sont particulièrement exsangues de commerces de bouche. La viande se vend surtout dans les supermarchés, qui ont des contrats interrégionaux ou internationaux pour leur approvisionnement. Ce qui concourt à diminuer l’activité des abattoirs locaux… qui ferment faute de flux d’animaux. Ainsi dans la Manche, zone d’élevage par excellence, il ne reste qu’un seul abattoir fonctionnel dans lequel les éleveurs ou les bouchers peuvent faire abattre à la demande. Le second, en sursis, fermera bientôt.
Comment les éleveurs peuvent-ils répondre aux demandes des clients qui ne veulent pas acheter de steak ayant traversé tout le pays ou l’Europe? (Au passage, merci à ces clients cohérents qui souhaitent manger le bétail qui les fait saliver toute l’année dans la prairie en face de chez eux!) Nous pouvons leur répondre par la vente directe, mais les côtelettes ne seront pas accessibles à la pièce, ils doivent s’engager à acheter tout le mouton ou un colis conséquent de vache ou cochon, afin que nous n’emmenions à l’abattoir que les animaux pré-vendus.
La prairie derrière la viande
La vente directe est une formidable opportunité pour les petites fermes comme la mienne, mais il est très difficile d’écouler tout un troupeau en milieu rural, surtout avec des productions de niche ou de qualité (donc onéreuses). Les citadins constituent un débouché plus fiable, mais ils sont moins enclins à fourrer un cochon entier dans leur petit réfrigérateur. Quant à la notion de « filière courte », est-elle toujours de mise quand on parcourt 200 km pour aller à l’abattoir, puis 200 km pour livrer en ville?
Dans cette configuration, la découpe est réalisée par les salariés (compétents) d’un labo, mais ils ne jouent pas l’avenir de leur entreprise, et pour eux, un veau à débiter est un veau à débiter. Ce salarié, peut-être en CDD ou intérimaire, ne perçoit pas la prairie derrière la viande, ni la saison, ni l’âge de l’animal, ni sa race, ni sa cohérence dans le paysage.
Les bouchers indépendants sont les acteurs de la préservation des herbages de notre pays. Sans leur regard sélectif qui élève le travail des paysans, pas de filière viande de qualité: pâtures naturelles, bonnes pratiques, races locales… Ce sont avec eux que j’ai appris mon métier d’éleveuse !
Et non avec mes collègues agriculteurs, qui entretiennent une relation étrange avec leur viande. La plupart du temps, ils n’aiment pas consommer celle qu’ils produisent. Parfois par éthique personnelle, ou encore parce qu’ils gardent pour eux les « loupés » : les bêtes blessées à abattre d’urgence, les moins présentables que le marchand de bêtes ne veut pas prendre,… Leurs meilleurs animaux partent et les éleveurs ne les découvrent jamais sous l’angle culinaire. Toujours est-il que mes confrères ne m’ont jamais parlé avec noblesse du goût de leur viande, de la relation entre telle prairie et telle manière de maturer, entre telle plante broutée pendant la croissance et la couleur du gras ou la longueur en bouche.
Les bouchers avec qui je travaille l’ont fait. Lors de mes premières ventes d’agneaux, je tenais à aller les voir avant la découpe pour comprendre. Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre le boucher me dérouler la biographie de l’animal rien qu’en observant sa carcasse! Il me disait: « là, c’est une jolie femelle qui doit avoir passé 8 mois; là un mâle plus tardif, sans doute un jumeau; alors lui, il était aux premières loges dans les embruns, regarde sa moelle épinière blanchie par le carbonate de calcium; dis, y’a pas mal de Vitamine D dans tes prés-salés, non? »
Pâmoison de constater que l’animal étalait son curriculum vitae, que le boucher lisait comme un livre ouvert. Et que le travail d’orfèvre effectué sur le billot rendait indissociable sa profession de la mienne.
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter « On va déguster« : (ré)écouter (6 mai).
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