Je constate une injustice dans l’univers du mouton. Une iniquité qui n’est de la faute de personne. Comme on ne choisit pas de qui on tombe amoureux, les éleveurs ne choisissent pas la race qui les attire. Et sur les trois races de moutons normands, il y en a une dont personne n’est amoureux.
Moche et gras …
La première, le Roussin de la Hague, est robuste et souple d’adaptation, ce qui la rend attractive pour les nouveaux éleveurs. Elle a le vent en poupe, pas d’inquiétude pour elle, ça sent l’hommage imminent au Salon de l’Agriculture!
La seconde, le Mouton Avranchin, est loin de gagner son pari, mais elle suscite un vif intérêt auprès des éleveurs, essentiellement des néo-ruraux alternatifs qui veulent sauver le monde. Deux associations sont dédiées à sa sauvegarde, un écomusée, de brillants techniciens, de l’écopaturage dans des lieux prestigieux… Tout ce monde est rarement d’accord sur le mode de sauvegarde, alors on se chamaille, on fait des clans, on écoute un nouvel avis, on expérimente autre chose… La race est toujours mal barrée du point de vue consanguin mais y’a de l’idée, de l’émulation et des rebondissements!
Et puis il y a le dernier: le Mouton Cotentin.
C’est lui que personne n’aime. Parce qu’il est moche et gras. Jugez vous-mêmes cette trogne cochonesque.
Le soldat cotentin …
Son histoire n’est pas moins intéressante que celle des autres, ni sa légitimité à mériter d’être sauvegardé. Mais la mayo ne prend pas: aucun éleveur ne s’empare de sa cause, aucun grand chef, aucun paysagiste n’en font leur égérie, personne ne projette l’avenir de l’agriculture sur son groin rose.
L’injustice, c’est que dans la race avranchine, les brebis sont réservées avant même leur naissance par de futurs éleveurs, et elles trouveront un foyer (même si elles sont petites, anémiées et boiteuses). Tandis que d’excellentes brebis cotentines partent à la boucherie, faute d’adoptant, dans un gâchis de génétique patrimoniale. Cela équivaut à mettre à la poubelle les toiles de Jean-François Millet ou les manuscrits de Jules Barbey d’Aurevilly, nos stars locales.
Je me lancerai bien dans cette aventure mais je suis déjà engagée corps et âme (c’est à dire bien occupée par les conflits internes) dans la sauvegarde des avranchines. Sauvegarder une race est un engagement à part entière! Cela nécessite patience et passion, mais aussi écoute et médiation, connaissance de l’histoire agricole, respect d’un territoire, ingéniosité, gestion de fonds publics, évènementiel et communication, etc.
Je propose en revanche notre accompagnement fraternel pour sauver le soldat Cotentin! Ne reste plus qu’à trouver un groupe d’éleveurs pour s’approprier cette mission. Même un tout petit groupe… Deux éleveurs qui ne se tapent pas dessus, et hop, on a un noyau dur prêt à allumer l’étincelle d’une passion qui les occupera plusieurs années (écrirai-je « décennies »?)
Pour parvenir à trouver à ce majestueux mouton sa place dans le monde, on peut s’appuyer sur des démarches existantes: celles qui fonctionnent moyennement (ma race: le mouton avranchin et ses Feux de l’Amour) et les successfull, comme la Chèvre des Fossés dans le grand Ouest et le mouton Sasi Ardi dans les Pyrénées Atlantiques.
Vu que je marine depuis dix ans dans l’univers des races menacées, voici l’analyse des idées nazes et des idées futées pour la :
Recette pour sauver une race des oubliettes …
Il faut commencer par la relier à un territoire précis, celui dont elle porte le nom. Le berceau du Mouton Cotentin est la ville de Coutances, dont le nom a évolué au fil du temps. L’évêché de Coutances dominait le Coustançais, devenu le Costentin puis le Cotentin. Le Coutançais est donc la capitale de notre mouton, qui plus est, Pays d’Art et d’Histoire!
Il ne sera pas difficile de s’acoquiner avec un historien, qui dégottera dans des archives de précieux indices. Non que le passé des races soit inconnu, mais il a souvent été réinterprété au fil de l’évolution agricole. Depuis 70 ans, l’hégémonie d’une pensée dominante a « réécrit » l’histoire de l’agriculture. Il est nécessaire d’en retrouver les nuances et parfois la vérité.
Ces archives sous le bras, il nous faut constituer notre « Amicale de Soutien ». Un ou deux très vieux éleveurs sont un bon socle. Même s’ils n’ont plus de moutons, ils constituent la mémoire vivante de la race, dont ils élevaient souvent une poignée, en étant gamins dans les jupes de leur maman (dans l’histoire de la Manche, les souvenirs d’enfance relient souvent souvenirs maternels et petite troupe de mouton)
Sous les pommiers …
Et le plus dur à trouver: la relève!
Créer de l’imagerie est l’étape suivante, nourrie des travaux de l’historien: dans quel type de pâture mettait-on cet animal? Traditionnellement, le Cotentin paissait dans le bocage, et plus particulièrement sous les pommiers, car sa peau de blonde nécessite un abri contre les rayonnements du soleil et le vent.
Il faut aussi retrouver sa tradition culinaire, exercice dans lequel on intègre un boucher, voire des restaurateurs! Il s’agira d’expérimenter recettes et concordances avec des mets locaux. Ici: divers légumes-racines des sables et plusieurs types de cidre. Notre mouton Cotentin a comme particularité d’être une viande grasse: c’est ce qui l’a perdu lors de l’avènement du light. Mais sa générosité est idéale pour la rôtisserie et la ripaille gauloise, raisons pour lesquelles ceux qui l’ont dégusté ainsi préparé ne rêvent que d’en remanger.
Transcendance …
Enfin, dernière étape: les élus, les institutions et la visibilité!
Toute ville devrait s’enorgueillir d’avoir un ambassadeur si identifiable. Elle peut ainsi décliner son emblème lors de ses évènements: joyeusetés municipales, festivals culturels et concours sur la place publique, le tout dans les effluves de côtelettes qui grésillent sous la spatule des grilleurs! Célébré, notre mouton transcendera le cadre agricole pour se muer en supports de valeurs positives: patrimoine et paysage, gastronomie locale, fête transgénérationnelle, art-de-vivre…
Il sera temps pour la collectivité de passer (un peu) à la caisse en soutenant financièrement l’association de sauvegarde. Le QG de la race sera le lycée agricole, friand de support pédagogique et concret. Les élèves constitueront le vivier idéal pour prendre le relais quand ils deviendront pros.
Bon …
Malgré cette excitante liste de Yaka et de Fokon, je confesse que je n’ai pas l’ombre d’un soupçon d’éleveur en vue. Je peux souffler sur les braises ou prêter mon briquet-à-rallumer-la-flamme… mais il faut du combustible. Ville de Coutances, quelqu’un m’entend? Ça branche un élu, une mission d’intérêt public?… Le Lycée Agricole, peut-être?
Si des papillons se sont réveillés dans le ventre de quelqu’un à la lecture de ce texte, il est peut-être l’élu pour embrasser le destin des moutons Cotentins!
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