Théâtre. « Les Démons », Dostoïevski porté à ébullition par Sylvain Creuzevault
Le metteur en scène signe ce qui est sans doute sa création la plus aboutie avec cette adaptation survoltée du roman. Prenant le pari audacieux d’aborder l’œuvre sous un angle comique, il en révèle d’autant mieux la dimension tragique et les enjeux philosophiques. Un spectacle d’une beauté époustouflante servi par des comédiens de haut vol.
Avant de se jeter sur la corde pour produire un carillon puissant, le sonneur a pris soin de protéger ses oreilles avec des bouchons. Malgré un entrain indéniable, ses tentatives répétées ne produiront pas le moindre bruit. Signe évident que quelque chose ne tourne pas rond. D’ailleurs à ce silence assourdissant font écho peu après les difficultés rencontrées à faire passer par une porte étroite une gigantesque croix orthodoxe – laquelle se plie difficilement à une telle épreuve et se retrouve bientôt en morceaux.
Ces deux gags choisis parmi tant d’autres tout aussi hilarants donnent une idée assez juste de la façon dont le spectacle malmène en apparence le texte de Dostoïevski. En abordant Les Démons sous un angle comique, Sylvain Creuzevault et ses comédiens font un pari risqué. Or le plus étonnant c’est que ce traitement de choc réussit à merveille: l’humour, la dérision, loin de noyer le propos nourrissent une tension permanente.
Champagne et présentations
Il y a notamment sur scène Nicolas Bouchaud dans le rôle de Stépane Trofimovitch Verkhovenski, Valérie Dréville dans celui de Varvara Pétrovna (la comédienne interprète aussi, sous le nom de Kirilova, une version féminine de Kirilov). D’autres ne tardent pas à faire leur entrée comme Piotr Verkhovenski, le fils de Stépane Trofimovitch (Frédéric Noaille) et aussi Nikolaï Stavroguine (joué par Vladislav Galard) de retour au pays après quatre ans d’absence.
Cette scène d’ouverture multiplie les coups de théâtre. Pour éviter un scandale, Varvara Pétrovna a décidé de marier Stépane Verkhovenski avec Daria, une jeune fille enceinte des œuvres de Stavroguine. Le projet s’écroule quand Piotr Stépanovitch lit à voix haute une lettre dans laquelle son père lui confie son peu d’enthousiasme pour ce mariage arrangé. Les frasques de Stavroguine ne résument pas à cette seule aventure.
Une des caractéristiques de ce personnage est la fascination qu’il exerce sur son entourage, hommes et femmes confondus. Fascination d’autant plus forte qu’elle se teinte parfois d’irritation voire de rancœur et qu’elle prend les formes les plus diverses. Survient une jeune femme un peu égarée et boiteuse de surcroît. Il s’agit de Maria Lébiadkina. Elle est bientôt rejointe par son frère visiblement éméché, le capitaine Lébiadkine. On apprend que Stavroguine lui aurait donné trois cent roubles, apparemment pour acheter son silence. Enfin débarque Ivan Chatov, le frère de Daria. Il gifle Stavroguine.
Arrivé à ce point, dans une atmosphère quelque peu chaotique, impossible de ne pas voir en celui-ci une planète autour de laquelle gravitent tous les autres héros du roman. On découvre assez vite que pour des raisons obscures il a épousé en secret Maria Lébiadkina, qu’Ivan Chatov est son disciple, mais un disciple déçu. Et enfin que Piotr Stépanovitch est son complice dans un complot nihiliste visant à déstabiliser le régime mais pour lequel il est d’abord envisagé d’assassiner l’un des leurs considéré comme un traître potentiel à la cause.
Politique, morale et philosophie
À l’origine Dostoïevski avait conçu Les Démons comme une œuvre polémique inspirée par un fait-divers, le meurtre à Moscou d’un étudiant par un certain Netchaïev à la tête d’un groupuscule révolutionnaire, La Vindicte du Peuple. Très vite le roman va prendre une forme plus ambitieuse.
Je désire exprimer plusieurs idées, dussent mes facultés artistiques y périr. Je suis entraîné par ce qui s’est amassé dans mon esprit et dans mon cœur.
Dostoïevski dans une lettre à l’un de ses proches.
Il s’est produit ce dont témoigne l’évangéliste Luc. Les démons sont sortis du peuple pour entrer dans un troupeau de pourceaux… c’est-à-dire les Netchaïev et autres. C’est là le thème de mon roman.
Dostoïevski, dans une autre lettre à propos de Netchaïev.
Bouillonnement tous azimuts
Familier du fourmillement idéologique ou, pour le dire autrement, de la façon dont les idées s’incarnent dans les corps des comédiens et des effets électrisant que cela peut éventuellement produire, il saisit littéralement Les Démons sous la forme d’un bouillonnement tous azimuts. Mais sachant que le danger est grand dans une telle approche de se brûler les ailes, il joue avec brio, et grâce à la complicité de comédiens, d’une formidable inventivité la carte de la distanciation.
Un magnétisme palpable opère entre les deux hommes, même si l’un semble par instants presque flotter au-dessus du sol. La réaction de l’évêque quand Stavroguine lui raconte comme il a violé une petite fille laquelle s’est ensuite pendue est curieusement lunaire. Ce jeu double où l’apparence comique entre en tension avec la violence de ce qui se passe sur scène est aussi ce qui donne tant d’impact à des scènes comme l’assassinat de Chatov avec les difficultés rencontrée ensuite à soulever son cadavre ou encore à ce moment crucial où Kirilov – ici Kirilova – doit signer la lettre par laquelle, avant de mettre fin à ses jours, elle assume le meurtre.
Assise sur une chaise roulante, Valérie Dréville offre un exemple étourdissant de ce jeu dédoublé donnant à voir une véritable dissociation, comme déchirée par une faille intérieure, à la fois gloussant et se moquant tout en exprimant avec force la conviction du personnage pour qui se suicider est en quelque sorte devenir l’égal de Dieu. Un déchirement hautement représentatif de ce qui se trame au cœur de ce spectacle sur le fil du rasoir, à la fois drôle et tendu à l’extrême, mené de bout en bout avec une énergie et une imagination fulgurantes par des acteurs particulièrement inspirés.
Les Démons, d’après Fédor Dostoïevski, adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault
avec Nicolas Bouchaud, Valérie Dréville, Vladislav Galard, Michèle Goddet, Arthur Igual, Sava Lolov, Léo-Antonin Lutinier, Frédéric Noaille, Amandine Pudlo, Blanche Ripoche, Anne-Laure Tondu.
- Jusqu’au 21 octobre aux Ateliers Berthier – Odéon Théâtre de l’Europe. Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.
- 7 – 16 novembre au TnBA, Théâtre national de Bordeaux
- 21 novembre au Parvis, scène nationale des Pyrénées, Tarbes
- 5 et 6 décembre au Théâtre de Lorient
- 11 – 14 décembre au CDN de Besançon
- 22 janvier 2019 à Aubusson
- 6 et 7 février 2019 au TAP Poitiers scène nationale
- 12 et 13 février 2019 à la Nouvelle scène nationale Cergy-Pontoise et Val d’Oise
- 14 – 17 mai 2019 au Théâtre de la Cité, Toulouse
- 5 – 7 juin 2019 à La Criée Théâtre national de Marseille
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