🎭 « Un ennemi du peuple », Jean-François Sivadier monte Ibsen en mode lanceur d’alerte
La vérité est soumise à rude épreuve dans cette mise en scène d’une des plus célèbres pièces du dramaturge norvégien. À travers le choc frontal entre intérêts privés, réalités socio-économiques et bien public, ce spectacle évoque avec un zest d’ironie la nécessité du débat démocratique.
Le décor très beau conjugue dans un espace ouvert le noir du sol et du fond de scène avec la transparence de longues toiles en plastique. De chaque côté des fontaines suspendues glougloutent. Le spectacle n’a pas encore commencé, mais on devine que cette opposition entre opacité et transparence n’est pas étrangère à ce qui se trame dans la pièce. Tout comme cette femme en train de passer une serpillière avant que le moindre mot n’ait été échangé tandis que le public s’installe dans la salle.
L’air de rien ou presque un cadre est esquissé un peu à la façon d’une ouverture musicale. Car ce qui est en jeu dans Un ennemi du peuple d’Ibsen dont Jean-François Sivadier présente une mise en scène magistrale créée en mars à la MC2 de Grenoble, touche à la question de l’hygiène et, plus largement, à celle du bien commun dans une démocratie.
« Papa, à table ! » Excellemment interprété par Nicolas Bouchaud, le Docteur Tomas Stockmann, médecin de l’établissement thermal d’une ville côtière du sud de la Norvège, a la tête dans les étoiles au point d’en oublier de dîner avec son épouse Katrine et leur fille Petra; jouées respectivement par Agnès Sourdillon et Jeanne Lepers. Stockmann est un idéaliste. Il caresse des rêves d’absolu. Se voit en sauveur de l’humanité à l’aube d’un monde nouveau.
Contamination
Tout a commencé par une découverte dont il peut légitimement s’enorgueillir. Après des recherches approfondies, il a réussi à prouver que les canalisations de la ville sont contaminées par une bactérie. Son enthousiasme tranche avec la gravité de ce qu’il s’apprête à révéler à ses concitoyens. Il y a chez lui, en plus exalté, quelque chose du lanceur d’alerte et du scientifique prêt à tout pour que la vérité éclate au grand jour.
« Vous allez devenir le premier homme de la ville », le complimente Hovstad (joué par Sharif Andoura), rédacteur en chef du Messager du peuple, journal local, dans lequel il lui offre de publier le résultat de ses recherches. Stockmann a aussi le soutien d’Aslaksen, l’imprimeur. Représentant et défenseur de la petite bourgeoisie, Aslaksen est campé avec un délicieux mélange d’autosatisfaction et de naïveté par Stephen Butel. Cette naïveté, qui fait écho quoique sur un mode mineur à celle de Stockmann, est une des grandes trouvailles de ce spectacle. D’abord parce qu’en jouant à fond de cette fibre candide, Jean-François Sivadier peut sans trahir le texte privilégier une tonalité comico-ironique. Ensuite parce que cette lecture de la pièce qui oppose l’ingénuité de Stockmann à la réalité autrement complexe de la politique s’avère tout à fait pertinente.
Quand celui-ci parle à propos de sa découverte d’ »une vérité éclatante », il ne croît pas si bien dire. C’est en effet une bombe qu’il s’apprête à faire exploser. Or l’éclat de cette vérité tend à l’aveugler. Sûr de son bon droit et encouragé par l’enthousiasme de ceux à qui il a annoncé sa découverte, il n’a pas anticipé le fait que sa « bonne nouvelle » puisse susciter des réactions négatives.
Le premier à manifester son mécontentement c’est Peter Stockmann, frère aîné du Docteur. À la fois juge, préfet de police et président du conseil d’administration de l’établissement thermal, il est interprété avec ce qu’il faut de froideur et de rigidité intraitable par Vincent Guédon. La publication des informations sur l’eau contaminée aurait pour résultat la fermeture des bains, le chômage pour les employés qui y travaillent et une perte de revenus pour les habitants de la ville dont c’est la principale ressource économique.
Conflit politique
D’abord surpris par la réaction de son frère, Stockmann se remet vite. Il a, affirme-t-il, «éla majorité compacte des petits-bourgeois » derrière lui. Chaque fois qu’il emploie cette expression Nicolas Bouchaud y imprime une conviction telle qu’on croirait presque voir derrière son dos cette illusoire « majorité compacte ». Ce qui est une façon comique de nous mettre de plain-pied avec lui, en nous faisant partager les mirages dont il se berce. Car en invoquant la menace de la fermeture des bains et les conséquences économiques que cela implique, Peter Stockmann n’a pas de mal à convaincre ceux qui soutenaient son frère. Plus question de publier ses révélations dans le Messager du peuple.
Moment charnière de la pièce ce retournement de situation montre comment pris dans les remous d’un conflit politique l’éclat de la vérité apparaît soudain fragile et quelque peu terni. Ou comment ce qui semblait jusque-là relever de l’évidence devient rapidement un sujet de discorde. Non seulement Stockmann n’a plus personne « derrière lui », mais on ne tarde pas à le désigner, lui qui prétendait œuvrer pour le bonheur de l’humanité, comme un ennemi du peuple.
Il n’en défend pas moins jusqu’au bout sa position, en particulier dans un débat public virulent et en même temps quelque peu biaisé puisqu’il vire au procès. À la question de savoir ce qui est préférable entre maintenir un établissement thermal dont l’eau est porteuse de maladies ou fermer cet établissement pour refaire les canalisations, la réponse semble évidente. Or il suffit de se pencher sur l’actualité récente ou plus ancienne comme l’affaire du sang contaminé dans les années 1990 en France, par exemple, pour comprendre que les enjeux économiques – ou les intérêts privés – priment parfois sur la santé publique.
Tonalité légère
Seul, ou presque, contre tous, Stockmann dégoûté déchaîne sa colère dans des imprécations dignes d’un Timon d’Athènes ou d’un Lear, « Que l’on rase ce pays! Que l’on extermine ce peuple! » Mis au ban de la société, il perd son emploi. Bientôt on lui jette des pierres. Sa maison et ses proches sont canardés systématiquement. Des pierres ici figurées par des bombes à eau qui tombent des cintres avant d’éclater au sol avec de grands splash, soulignés à chaque fois par le cri affolé de Katrine.
En introduisant une touche d’humour dans ce qui est sans doute un des moments les plus sombre de la pièce, Jean-François Sivadier montre à quel point il maîtrise l’art de la distanciation. Toute la saveur de cette mise en scène tient à sa capacité à maintenir en permanence une tonalité légère qui loin de s’opposer au propos d’Ibsen en souligne au contraire le mordant comme par une sorte de contrepoint. La direction d’acteur est ici essentielle qui donne à chaque personnage des contours bien définis appuyés par quelques traits saillants dont la récurrence a des effets comiques.
Il y a, par exemple, le déhanchement cocasse avec lequel Cyril Bothorel dans le rôle de Morten Kill, beau-père de Katrine, réajuste régulièrement sa perruque, comme s’il s’agissait d’un chapeau, mais rappelant aussi qu’il joue un autre personnage dans le spectacle, le Capitaine Horster. Il y a le ton décalé, un peu enfantin, de Stephen Butel. Il y a enfin la figure curieusement aérienne de Nicolas Bouchaud, tellement parti dans ses ruminations qu’il semble parfois à peine toucher le sol. D’où la nécessité pour son épouse et sa fille de ramener à elles celui qui affirme désormais que « l’homme le plus fort au monde, c’est l’homme seul » en appelant : « Papa, à table ! ». D’une formidable vivacité, admirablement construite et tenue de bout en bout, cette première incursion de Jean-François Sivadier dans le théâtre d’Ibsen est une totale réussite.
Un ennemi du peuple, de Henrik Ibsen, mise en scène Jean-François Sivadier
avec Sharif Andoura, Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Cyprien Colombo, Vincent Guédon, Jeanne Lepers, Agnès Sourdillon
- 9 mai au 15 juin à l’Odéon Théâtre de l’Europe, Paris
- 8 au 12 octobre au Théâtre du Nord, Lille
- 16 au 20 octobre au Théâtre Firmin-Gémier / La Piscine, Chatenay-Malabry
- 5 au 10 novembre aux Célestins, Lyon
- 14 et 15 au Bateau Feu, Dunkerque
- 9 au 21 novembre au Théâtre de Caen
- 26 au 28 novembre à La Comédie, Clermont-Ferrand
- 4 et 5 décembre à L’Archipel, Perpignan
- 10 au 20 décembre au Théâtre national de Strasbourg
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