Théâtre. Le « Dom Juan » diablement subversif de Jean-François Sivadier

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Pour sa deuxième incursion dans le théâtre de Molière, après Le Misanthrope en 2013, le metteur en scène dresse un portrait du séducteur en athée irréductible, servi par le fidèle Nicolas Bouchaud dans le rôle-titre aux côtés de Vincent Guédon dans celui de Sganarelle. Ce spectacle finement troussé mené tambour battant par des acteurs au jeu intense et pétillant dépoussière le mythe avec brio.

Très haut, dans les cintres ou presque, un prompteur décompte les occurrences du mot « Ciel ». Chaque fois qu’un acteur le prononce un chiffre lumineux apparaît. C’est d’autant plus remarquable qu’on peut donner plusieurs sens à ce mot. Pas sûr, par exemple, que parler de « s’envoyer en l’air » ou « d’aller au septième ciel » corresponde à la signification visée dans la pièce de Molière.
Dans la société au sein de laquelle évolue Dom Juan, le Ciel – avec une majuscule – désigne l’autorité suprême aussi bien que l’au-delà. Autrement dit, tout ce à quoi Dom Juan s’oppose. Par ce rappel amusant, Jean-François Sivadier ne se contente pas de situer le contexte originel de la pièce, il crée un lien entre l’époque de Molière et la nôtre. Être athée n’a pas le même sens aujourd’hui qu’au XVII e siècle.
« Rien  n’établit et ne prouve mieux l’être souverain de Dieu et son domaine sur nous que la mort », écrit Bossuet. Affirmer haut et fort son athéisme, c’est donc risquer pas moins que la damnation éternelle. La statue en carton-pâte du Commandeur qui nous fait sourire aujourd’hui avait une autre résonance au temps de Molière. D’où l’intérêt de cette mise en perspective, d’autant plus forte que le décor, somptueux avec ses planètes suspendues à différents niveaux, évoque l’immensité de la voûte céleste – renvoyant au passage aux découvertes de Galilée d’alors.

 

Acharnement 
À contempler ce panorama baroque alors que la représentation n’a pas encore commencé, on pense justement à la mise en scène de La Vie de Galilée de Bertolt Brecht que Sivadier reprenait la saison passée. Plusieurs acteurs qui jouaient dans ce spectacle sont d’ailleurs présents dans Dom Juan; dont Nicolas Bouchaud dans le rôle-titre et Vincent Guédon dans celui de Sganarelle. Le fait que le second s’efforce par tous les moyens de se démarquer du premier est un des ressorts comiques majeurs de la pièce. Dom Juan n’est pas encore apparu sur scène que Sganarelle angoissé le décrit déjà comme « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté ». Un portrait au vitriol du séducteur, rythmé par des coups de cymbales, qui évidemment met l’eau à la bouche.
Sitôt en scène, Nicolas Bouchaud se rue dans la salle pour batifoler parmi le public et draguer au passage quelques spectatrices en leur offrant des fleurs. Le goût d’accumuler les conquêtes amoureuses pour aussitôt les laisser tomber a toujours été le trait principal du personnage. Un des paradoxes de Dom Juan c’est sa constance, si l’on peut dire, dans l’inconstance. Volage, frivole, certes; mais surtout obstiné, il ne lâche jamais sa proie. Nicolas Bouchaud incarne à la perfection cette détermination inébranlable. Son Dom Juan est, au fond, plus grave que léger. Il y a même une forme d’acharnement dans son attitude, bien décidé à s’affirmer en esprit libre, précurseur du Marquis de Sade qu’il cite à plusieurs reprises; même s’il doit pour cela aller jusqu’au bout, c’est-à-dire défier la mort.

 
Crépuscule
Sur le plan dramaturgique, la pièce de Molière a toujours semblé mal ficelée, accumulant, voire empilant, les scènes un peu comme Don Juan le fait pour ses conquêtes. À cela s’ajoute le déséquilibre entre le couple Sganarelle-Dom Juan et le reste des personnages. Face à cet écueil compliqué à négocier, le parti pris de Jean-François Sivadier a été de coudre ensemble les différentes séquences; comme si l’on assistait à une fuite en avant irrépressible, tandis que la figure du héros se transforme progressivement.
On passe ainsi d’un Dom Juan frivole à la résolution de plus en plus ferme d’un esprit fort farouchement décidé à ne pas s’amender, quitte à employer la ruse et à se faire passer pour un dévot si nécessaire. Au point qu’on finit par se demander: cet irréductible dont l’appétit de vie et la sensualité ne sont jamais rassasiés et qui en même temps ne craint pas la mort ne serait-il pas au fond plus qu’humain: une projection mentale, un fantasme, un héros mythique voire un surhomme nietzschéen?
Du coup l’envers de cette formidable volonté de puissance apparemment capable de se jouer de tout, ce sont les autres, ses adversaires, ses conquêtes, ses créanciers, les petites gens… Interprétés par Stephen Butel, Marc Arnaud, Marie Vialle et Lucie Valon, qui assument chacun plusieurs personnages, ils nuancent ce spectacle à la fois drôle et crépusculaire de couleurs chatoyantes, apportant une dose indispensable de piquant et ce pétillement spirituel qui en font toute la saveur.

Dom Juan, de Molière, mise en scène Jean-François Sivadier
jusqu’au 14 avril: L’apostrophe – Cergy Pontoise
20 – 22 avril: Le Mans, 26 – 30 avril: Châteauvallon, 11 – 13: La Roche-sur-Yon, 18 – 20 mai: La Rochelle, 24 – 27 mai: Villeneuve d’Ascq, 9 – 11 juin: Montpellier (Printemps des Comédiens), 14 septembre – 4 novembre: Odéon Théâtre de l’Europe, Paris.

Sortir avec desmotsdeminuit.fr



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