Théâtre. « Una costilla sobre la mesa: Padre », l’abject et le sublime selon Angélica Liddell 🎭
Dans cette nouvelle création dédiée à son père, l’artiste espagnole puise son inspiration dans la peinture classique et dans l’iconographie religieuse avec un détour par les écrits de Sacher-Masoch pour affronter avec le culot qui la caractérise la question de l’impossible représentation de la fin de vie et de la déchéance du mourant.
Il y a un an, en mars 2019, Angélica Liddell présentait au théâtre de Vidy à Lausanne Una costilla sobre la mesa: Madre, création en forme d’élégie ardente et rageuse dédiée à sa mère disparue en 2018. Or il se trouve qu’à quelques mois d’intervalle, la même année, Angélica Liddell a aussi perdu son père. De cette double confrontation à la mort de ses parents avec lesquels elle entretenait des relations conflictuelles, elle a d’abord tiré un livre, Une côte sur la table, dont la poésie âpre est hantée par la présence des disparus. « Je viens de brûler mes parents, un corps puis l’autre à trois mois d’écart (…) Chaque jour je m’efforce d’oublier leurs vies qui sont la mienne, je ne veux avoir d’autres souvenirs que leurs morts, leurs morts qui ont ramené à moi le géant de la pitié. »
La mort ouvre les yeux, transforme le regard que l’on a sur soi et sur le monde. En ce sens elle est une expérience intérieure. C’est de cette expérience que rend compte Une côte sur la table sous forme de notes, de poèmes, de passages en prose traversés de fulgurances, le tout constituant un ensemble composite dont Angélica Liddell a tiré le matériau de ses trois dernières créations : The Scarlet Letter, d’après Nathaniel Hawthorne, Una costilla sobre la mesa: Madre, et enfin Una costilla sobre la mesa: Padre.
Ces deux derniers spectacles sont aujourd’hui présentés en alternance sous forme de diptyque. À la fureur rageuse qui régnait dans le premier volet de cette élégie consacré à sa mère, succède dans l’évocation de la mort du père une tonalité en apparence plus apaisée où domine un sentiment de culpabilité mêlé de pitié et surtout d’impuissance.
On ne peut pas parler de la mort. Les mots font défaut et elle échappe à toute représentation. C’est là qu’Angélica Liddell, dont le sens plastique n’est plus à démontrer, met à profit sa passion pour la peinture classique et plus particulièrement les Sept Œuvres de miséricorde du Caravage où elle trouve un écho à ses propres sensations. Dans ces tableaux, elle aperçoit: » les entrailles de l’obscurité qui nous envahissent, qui nous aveuglent, là où nous pressentons l’origine de tout, cette indigence puissante et magnifique, cet intestin primitif où l’abject et le sublime ont la même valeur« .
L’abject et le sublime, la peinture classique ou baroque, mais aussi la souillure omniprésente liée à la maladie et au déclin du corps sont des thèmes récurrents de Una costilla sobre la mesa : Padre. Ouvrant sur un chant flamenco à la fois tendre et douloureux, le spectacle se déploie en une suite de séquences comme autant de tableaux ou de scènes qui entrent en résonances les unes avec les autres.
Réalisme cru
Il y a d’abord ce chariot d’hôpital recouvert d’un drap blanc laissant deviner la forme d’un corps qui pourrait être celui du père, Anastasio, dont les dates de naissance et de mort – 1936-2018 – sont projetées en fond de scène. Le drap se soulève et c’est un enfant qui descend du chariot. Raccourci frappant de la brièveté de la vie humaine, le père est tantôt représenté comme un petit garçon, tantôt comme un vieil homme impotent suspendu au-dessus du sol et entouré par des infirmières.
Avec sa barbe et ses cheveux longs, on le croirait sorti tout droit d’un tableau de Jérôme Bosch. Assise sur un fauteuil roulant, Angélica Liddell évoque, quant à elle, un personnage de Poussin, tandis que les deux infirmières, plantureuses Ménines, ne dépareraient pas dans une peinture de Picasso.
Ces références picturales donnent à l’ensemble une tonalité hiératique dont le réalisme souvent cru et proche du monstrueux baigne dans une lumière métaphysique. À la déchéance physique et mentale de la fin de vie, s’ajoute une incursion dans l’univers de Sacher-Masoch à travers des extraits de l’essai de Gilles Deleuze publié en préface au roman La Vénus à la fourrure. Incursion quelque peu paradoxale dans la mesure où Angélica Liddell échoue à s’identifier à Wanda, la femme dominatrice qui impose sa loi implacable au héros masculin.
Non seulement elle n’arrive pas à être celle qui inflige la souffrance, mais tout en elle s’y refuse car elle ne saurait s’endurcir pour affronter la douleur. En ce sens si son théâtre de la cruauté est bel et bien une épreuve, c’est d’abord à elle-même que celle-ci est infligée – de façon symbolique, sans doute, mais avec tout de même un engagement bien réel de sa personne lié à la dimension physique de la performance.
Le visage de la Vierge
À cet égard il est hautement significatif qu’elle soit assise dans le fauteuil roulant destiné à son père. Mais plus significatif encore est le fait que ce soit elle qui se souille avec ses excréments et, qu’une fois déshabillée, elle demande à son père de lui laver les fesses. Là aussi elle inverse les rôles dans une scène à la fois terriblement ironique et profondément troublante qui est un des moments les plus marquants de ce spectacle d’une grande intensité poétique et plastique.
Un peu plus tôt elle a demandé au malade s’il se souvenait du film qu’il avait vu la veille, La Captive du désert avec John Wayne. Le père ne se rappelle évidemment de rien. Mais quand elle lui demande si, dans le film, les Indiens étaient des Apaches ou des Comanches, il répond sans hésiter: « Des Apaches, car ce sont les plus sanguinaires« .
Bientôt elle urine dans un vase. Versé ensuite dans une éprouvette, le liquide prend la couleur du sang. Elle place alors l’éprouvette sous une reproduction d’un visage de la Vierge, comme un ex-voto. C’est sous le regard de cette Vierge que se déroule la suite du spectacle. Cadrée en plan serré, l’image n’évoque pas tant un sujet religieux que la beauté de la jeune Napolitaine à la moue sensuelle qui lui a servi de modèle.
Où l’on retrouve l’ambiguïté récurrente dans les créations d’Angélica Liddell qui utilise abondamment l’iconographie et les références religieuses tantôt pour les détourner, tantôt pour les faire servir à quelque rituel de son invention.
Cela relève à la fois de la transgression et de la profanation, s’autorisant même dans la situation la plus tragique une touche d’humour, quand elle fait dire à son père agonisant: « Je te pardonne parce que je sais que Dieu te punira« . Une ambulance peut alors descendre des cintres comme un ultime véhicule pour emporter le mourant vers sa fin, le sol jonché de juteuses grenades rouges et le souvenir des corps dénudés de femmes obèses allongées les unes sur les autres au début du spectacle fait malgré tout pencher la balance du côté des sens.
Comme si pour être tout à fait complet le plaisir de la chair devait nécessairement s’accompagner d’un besoin de transgression, de se vautrer dans l’excès avec une volupté d’autant plus grande que l’accompagne le sentiment de braver un interdit. En quoi Angélica Liddell se révèle à sa façon une disciple contemporaine de Georges Bataille.
Una costilla sobre la mesa: Padre, de et par Angélica Liddelle
avec Beatriz Alvarez, Miryam Diego, Raquel Fernandez, Oliver Laxe, Angélica Liddelle, Blanca Martinez, Camino Silva
- jusqu’au 7 février au Théâtre de la Colline, Paris. En alternance avec Una costilla sobre la mesa : Madre.
- 1er au 3 mai au Théâtre del Canal, Madrid (Espagne)
- 15 et 16 avril au Théâtre international d’Amsterdam (Pays-Bas). Le 4 septembre au
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