🎭 « ¿Qué Haré Yo Con Esta Espada? », le théâtre cannibale d’Angélica Liddell

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La peau et sous la peau, les entrailles et les viscères – la performeuse et dramaturge espagnole a sérieusement secoué le public du festival d’Avignon au fil d’un spectacle au long cours à l’érotisme trouble et remuant. À rebours de toutes nos idées reçues, elle sonde les zones les plus troubles de l’humain adoptant le point de vue du criminel.

Attaquer vite. D’emblée Angélica Liddell montre tout. L’origine du monde, mise à nu en un clin d’œil. Pas de chichis. On ne s’embarrasse pas de préliminaires. Enfin si, quand même, cette citation de Cioran projetée en ouverture, une réflexion sur la France, décrite comme « étrangère aux symboles puissants de la désespérance ou aux dons impérieux de l’exclamation (…) », témoignant d’une méconnaissance de l’histoire et de la littérature de notre pays – de Rabelais à Antonin Artaud en passant par Pascal et la Révolution Française – déconcertante de la part d’un tel écrivain.
 
Tout ça est vite balayé par un assaut de guitares saturées du groupe hardcore américain Hüsker Dü. Après quoi la prêtresse Angélica Liddell peut entrer en scène vêtue, pas pour longtemps, d’une robe d’un blanc immaculé. ¿Qué Haré Yo Con Esta Espada? (Que ferais-je, moi, de cette épée?) est le deuxième spectacle que la dramaturge, comédienne et metteure en scène espagnole présentait au Cloître des Carmes à Avignon.

 

¿Qué Haré Yo Con Esta Espada? – Angelica Liddell

Japonais cannibale

C’est dans ce même lieu que le public français avait pu découvrir en 2011 avec Casa de la fuerza (La Maison de la force) la radicalité de son théâtre. De création en création, Angélica Liddell explore la part monstrueuse de l’être humain, assumant tour à tour les rôles du bourreau et de la victime; avec toujours ce choix dérangeant d’insister sur le fait que la victime serait consentante, ce qui revient tout bonnement à entériner la vision du criminel.
 
Ses références récurrentes aux films du Japonais Koji Wakamatsu, mais aussi à la Bible ou à Shakespeare donnent une idée du territoire complexe où elle s’efforce de se maintenir avec une rage et une obstination indéboulonnables.
 
« Fair is foul and foul is fair » (Le beau est laid et le laid est beau), disent les sorcières dans Macbeth. C’est par ces mots que commence la lettre qu’écrit Angélica Liddell au criminel japonais Issei Sagawa qui en 1981 assassina puis découpa en morceaux sa compagne hollandaise après lui avoir demandé de lire un poème. Ensuite il mangea une partie du corps dont le reste fut entreposé dans un réfrigérateur.
 
Cannibalisme, nécrophilie et autres folies – décrites avec moult détails – sont ainsi au menu de cette immersion dans les zones les plus perturbantes de la psyché humaine. On y entend au passage des airs de Didon et Enée de Purcell, des extraits de l’Epitre de Saint-Paul aux Romains, sans oublier une évocation insistante de la tuerie du 13 novembre 2015 à Paris.
 

Cinq heures

Angélica Liddell a sous-titré son spectacle Approche de la Loi et du problème de la Beauté. Il y a incontestablement une beauté plastique profondément prenante dans ce long rituel d’amour, de sexe, de violence et de mort où s’exprimant à la première personne, avec parfois une diction d’une densité et d’une intensité telles que ses injonctions saccadées ont le débit d’une mitraillette, elle s’efforce, pour citer Nietzsche, de se situer par delà bien et mal.

 

 

¿Qué Haré Yo Con Esta Espada? – Angelica Liddell

 
Des Bacchantes nues aux cheveux blonds s’y flagellent à coup de poulpes – jusqu’à ce que les corps flasques des bêtes jonchent bientôt le sol du Cloître formant ça et là des flaques visqueuses et dégageant une forte odeur marine. Ces jeunes officiantes réapparaissent régulièrement exécutant toutes sortes de figures plus ou moins chorégraphiées. Elles sont parfois accompagnées par trois Japonais et une geisha au corps nu maquillé de blanc.
 
Etiré sur cinq heures, le spectacle s’achève sur une évocation des Métamorphoses d’Ovide, mais surtout sur une de ces harangues dont Angélica Liddell a le secret. Harangue commencée sur une note d’humour, quand, après le troisième entracte – soir de finale d’Euro de football oblige – , la performeuse annonce, malicieuse, dès son entrée en scène « Ha ganado Portugal » (le Portugal a gagné) et pousse des cris de joie. Elle en aurait sans doute fait de même si la France l’avait emporté. Angélica Liddell ne fait pas semblant, c’est une authentique fan de football.
 
Très vite elle retrouve sa verve pour lancer au public : « Nous sommes une bande de bouffons qui réprimons nos désirs ». Puis résume en quelques mots son parti pris esthétique: « J’ai besoin d’envelopper les assassins dans un manteau de roi / pour supporter l’infamie continuelle des justes ». Se situer de l’autre côté, dans l’intolérable, le monstrueux, mêler sa propre histoire à celle des assassins réels ou imaginaires, pousser l’âme humaine dans ses retranchements les plus inavouables, telle est la quête éperdue à laquelle se livre inlassablement au fil de créations rarement consensuelles Angélica Liddell. Sa volonté d’aller toujours plus loin dans la transgression n’est pas sans évoquer Georges Bataille. En ce sens on peut parler à propos de ce spectacle ,comme de l’ensemble de son œuvre, d’expérience des limites.

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