Théâtre : « Qui a peur de Virginia Woolf? » d’Edward Albee relu par Alain Françon
Alain Françon monte « Qui a peur de Virginia Woolf ? »au Théâtre de L’Œuvre. Une scène de ménage classique du répertoire américain et mythifiée par Elisabeth Taylor dynamisée aujourd’hui par une distribution explosive (Dominique Valadié, Wladimir Yordanoff, Pierre-François Garel et Julia Faure) qui va révéler des individus parlant et se déchirant en mode survie.
Georges et Martha, la cinquantaine, sont mariés depuis des années. Elle est la fille du président d’une université américaine dans laquelle travaille son époux, au département d’Histoire. Elle avait placé beaucoup d’espoirs dans la carrière de Georges mais il stagne et elle le considère désormais comme faible et fainéant. La pièce se déroule dans leur salon, un samedi dans la nuit. Dès les premières paroles, dans une atmosphère forcément tendue, le ton est donné : « Tu me fais gerber ». Le couple débarque sur un ring de boxe. Une match grinçant commence dans laquelle Martha semble avoir la main et… plusieurs coups dans son sac.
Ce que je trouve fascinant, c’est la force expressive du langage chez Albee.
Alain Françon
« La Terrasse », 14 février 2016.
Le rapport entre l’homme et la femme est mis à rude épreuve. Martha rabaisse Georges et l’insulte pour un rien. Lui reste passif. Mais cette crise ne peut se limiter à leur intimité. Il leur faut un public et davantage de risques. Ils veulent se livrer une bataille sans limites, en se servant de deux pions: Nick et Honey, un jeune couple qu’ils invitent chez eux pour un dernier verre. Nick travaille aussi à l’université, dans le département de Biologie. Il sera la carte de Martha qui le séduira ouvertement devant Honey, sa femme, une hystérique, alcoolique et fébrile. Une instabilité mentale dont se servira Georges pour regagner du terrain face à Martha. Les confidences des uns deviennent les armes des autres.
Ainsi réunis, et à l’insu de leurs invités, tout semble permis ! Le vainqueur sera celui qui poussera le vice le plus loin, ce que Martha entreprend en couchant avec Nick sans vergogne. Une crasse de trop qui poussera Georges à révéler au second couple toute la vérité sur leur fils dont Martha a évoqué l’existence: fils imaginaire; un autre de leurs petits jeux pervers qu’ils s’interdisaient de rendre public. Fin d’une fiction qui la ramène dans la réalité et la confronte à la vérité de son quotidien monotone. Echec et mat pour celle qui pensait mener le jeu et terrasser tous ses adversaires. Pour la première fois, elle doit accepter de perdre: elle a blessé Georges en le trompant ; il se venge. Dans leur perversion, ces deux-là semblent s’aimer. Ils ne parviennent pas à construire mais seulement à s’affronter.
Ces règles correspondent à un protocole de survie établi entre ces deux personnages, ou plutôt un protocole d’entraide. Quand on lit la pièce dans ce sens-là, cela devient passionnant. Je me suis donc dit que je pouvais peut-être essayer de la mettre en scène… Dans « Qui a peur de Virginia Woolf », le langage donne naissance à une véritable lutte textuelle entre les personnages. Contrairement à ce qui est généralement admis, ici, ce n’est pas l’âme qui est prisonnière du corps, mais le corps qui est prisonnier de l’âme. D’ailleurs, ma mise en scène n’est pas du tout naturaliste. Elle installe un espace abstrait au sein duquel percent des pointes de réalité.
Alain Françon.
La Terrasse
Pour installer et décliner ce rapport de forces, Alain Françon, plutôt coutumier de radicalités à la Edward Bond, a choisi des comédiens au jeu bien trempé. Dominique Valladié, crache le venin de Martha avec assurance et tempérament. Toute notre attention est centrée sur cette bête curieuse que rien ni personne ne semble atteindre. À ses côtés, Wladimir Yordanoff est un Georges calme et inquisiteur. Julia Faure -qui incarne Honey avec beaucoup d’humour et de piquant et donne de la légèreté à cette mascarade inquiétante et dévastatrice- forme avec Pierre-François Garel (Nick) un couple bienséant qui se dévoilera au fur et à mesure de ce jeu de massacre.
Paris – Théâtre de l’Œuvre – Jusqu’au 3 avril 2016
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