Théâtre. Guillaume Delaveau dans le cabinet de curiosités de Gustave Flaubert
Avec « La Passion de Félicité Barette », le metteur en scène nous introduit dans le laboratoire du romancier. À travers « Un cœur simple », récit de la vie d’une servante illettrée dans lequel est enchâssée « La Légende Saint Julien l’Hospitalier », ce spectacle finement construit montre un écrivain plus inspiré que tourmenté doué d’une forte empathie pour ses personnages.
C’est en tout cas dans le cabinet de travail de l’auteur de Madame Bovary que nous introduit Guillaume Delaveau, autrement dit dans son atelier. Pour autant, malgré les pages raturées épinglées au mur et le bureau à l’avant-scène où trônent quelques livres ainsi qu’un ordinateur portable et un téléphone, les éléments dispersés sur le plateau révèlent que nous ne sommes pas seulement dans le lieu de travail du romancier, mais aussi et surtout dans l’espace mental où s’élabore son œuvre. Il y a en particulier un lit pas encore fait avec sur le matelas une couverture pliée. Et puis il y a les images projetées de temps à autre sur un panneau: des montagnes bientôt enveloppées dans la brume, le sol aride du désert… autant de visions qui laissent deviner des horizons lointains plus ou moins fabuleux ou exotiques.
Ce jeu permanent entre réalité et imagination, quelque chose comme un clignotement intempestif, est pour beaucoup dans le charme prenant de cette Passion de Félicité Barette, du nom de l’héroïne d’Un cœur simple, un des Trois contes de Flaubert, avec La Légende de Saint Julien l’Hospitalier et Hérodias. Partant de ces trois récits, Guillaume Delaveau a conçu un projet qui ne consiste pas tant à les adapter au théâtre qu’à nous introduire dans le cerveau de leur créateur. Remarquablement interprété par Régis Laroche, Flore Lefebvre des Noëttes et, en alternance, Adèle Perrin et Anna Perrin, le spectacle s’appuie en partie sur la correspondance de Flaubert pour explorer sous un angle privilégié la relation d’étroite intimité entre l’auteur et ses créatures. Guillaume Delaveau se souvenant sans doute de la fameuse déclaration de Flaubert: « L’auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part ».
Perroquet
Ce à quoi fait écho cet extrait d’une lettre de Flaubert à Louise Colet (du 5 septembre 1846) que cite le metteur en scène: « Moi, sous les belles apparences, je cherche les vilains fonds; et je tâche de découvrir en dessous des superficies ignobles, des mines irrévélées de dévouement et de vertu. C’est une manie assez bonne, qui vous fait voir du nouveau où on ne douterait pas qu’il existe. » Aucune vie, aucune expérience humaine qui ne soit digne d’intérêt pour Flaubert, même la plus banale. C’est ainsi qu’il fait exister sous nos yeux cette servante crédule pour qui la distinction entre légende et réalité n’est pas très claire. À l’église en écoutant le prêtre, elle se demande à quoi peut bien ressembler le Saint Esprit. Elle l’imagine parfois comme un oiseau. Un jour, elle apprend que son neveu est mort. Puis c’est le tour de Virginie qui succombe à une pneumonie. Quelque temps plus tard, des voisins font cadeau à sa maîtresse d’un perroquet, et c’est un peu comme si l’Amérique faisait soudain irruption dans la maison.
Il s’appelle Loulou. Félicité se prend d’affection pour l’oiseau. Quand il meurt, elle est désespérée. Sur les conseils de sa maîtresse, elle l’emporte pour le faire empailler. Sur la route, le cocher d’une malle-poste lui donne un violent coup de fouet pour qu’elle s’écarte. Elle s’effondre. Flaubert en train de relire son texte qu’il vient d’imprimer se précipite aussitôt pour la soutenir laissant tomber les feuillets qui se dispersent sur le sol. Cette séquence émouvante où l’auteur se rue au secours de sa créature est une vision frappante de la puissance de l’imagination. Pour Flaubert écrire c’était s’immerger entièrement dans son matériau. En 1852 il expliquait à Louise Colet: « Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle ».
Tandis que le perroquet se confond de plus en plus dans l’esprit halluciné de la servante vieillissante avec l’image de Dieu, l’écrivain songe déjà à Hérodias, un troisième conte inspiré par son voyage de jeunesse en Orient sur la décapitation de Saint Jean-Baptiste. Cela prend naissance en lui comme une musique, le rythme lancinant de phrases non encore formées qu’accompagnent des visions enflammées de scènes antiques ainsi qu’il l’écrit dans sa correspondance: « La nuit, les périodes roulent dans ma cervelle, comme des chars d’empereurs romains, me réveillent en sursaut par leurs cahots et leur grondement continu. Hérodias. La danse de Salomé. J’ai bien envie de creuser cette idée là. Si je m’y mets, cela me ferait trois contes. De quoi publier à l’automne un volume assez drôle. Je range ma table et je me remets à ma petite histoire ».
Cette heureuse désinvolture, qui tranche avec l’image d’un auteur réputé pour ses difficultés à écrire liées à ce qu’il appelait les « affres du style », s’explique peut-être par le fait que Flaubert a pour écrire les Trois contes interrompu son travail sur Bouvard et Pécuchet. Cet intermède au sein d’un projet de plus grande ampleur a sans doute constitué pour lui un temps de respiration plus léger avant de se remettre à ce qui sera son dernier grand roman, resté inachevé à sa mort en 1880.
La Passion de Félicité Barette, d’après Gustave Flaubert
adaptation et mise en scène Guillaume Delaveau
avec Régis Laroche, Flore Lefebvre des Noëttes, Adèle Perrin et Anna Perrin (en alternance)
> jusqu’au 2 décembre au Nest-Théâtre Centre Dramatique National Transfrontalier de Thionville-Grand Est
> du 5 au 9 décembre au Centre Dramatique National de Besançon
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