Sur les traces de Loren McIntyre, photographe égaré au cœur de l’Amazonie, le comédien nous entraîne dans une aventure au-delà des frontières du rationnel pour une expérience hallucinée où nos catégories occidentales n’ont plus cours. Un spectacle fascinant où, seul sur scène mais servi par des appuis technologiques fort efficaces, Simon McBurney fait preuve d’une maestria éblouissante.
Réalité/fiction
Avec The Encounter, non seulement il va encore plus loin en nous entraînant à sa suite au cœur de l’Amazonie, mais il y réussit avec d’autant plus de mérite qu’il est cette fois seul sur scène. Le pari était loin d’être gagné car d’un point de vue strictement rationnel les faits dont il rend compte ressemblent au premier abord à une affabulation trop énorme pour être facilement avalée.
Dès le début du spectacle McBurney prépare l’esprit du spectateur en jouant sur l’ambiguïté entre réalité et fiction. Son argument suppose une pincée d’humour puisqu’il s’appuie sur un scepticisme radical où les mots « histoire« , « récit » et « mythe » sont donnés comme équivalent: en basculant dans le passé tout ce que nous expérimentons dans la vie de tous les jours devient récit et relève de ce fait du domaine de la fiction. Cette entrée en matière faussement anodine conditionne le spectateur pour mieux l’amener ailleurs. Mais ailleurs ici, c’est aussi bien la jungle amazonienne que l’appartement de Simon McBurney à Londres où il travaille à la préparation du spectacle, interrompu de temps à autre par sa fille Noma qui lui demande ce qu’il est en train de faire.
L’un des charmes de cette création réside dans la coexistence de plusieurs plans de réalité associé au fait que le comédien s’amuse en même temps à dévoiler les trucs et autres manipulations technologiques de cette formidable machinerie théâtrale qu’est The Encounter. Il y a en particulier ce casque audio dont chacun est équipé qui permet au comédien de nous chuchoter au creux de l’oreille voire à l’intérieur même de nos têtes comme par télépathie; mais aussi de nous faire entendre toutes sortes de sons: le bourdonnement d’un moustique, le trafic d’une rue de Londres ou encore la rumeur de la jungle amazonienne – certains bruits sont préenregistrés d’autres sont produits sur scène.
The Encounter s’inspire d’une aventure vécue par le photographe américain Loren McIntyre en Amazonie telle qu’elle est racontée dans le roman, Amazon Beaming, du Roumain Petru Popescu. Sur scène McBurney se sert d’un micro différent selon qu’il joue son propre personnage ou qu’il interprète Loren McIntyre. Le micro correspondant à ce dernier est surmonté d’une tête, qui évoque un peu un totem. Quand il l’utilise la voix du comédien, déformée par un logiciel, prend l’accent américain.
Chamanisme
Un jour d’octobre 1969, Loren McIntyre égaré au cœur de la jungle se retrouve nez à nez avec des hommes appartenant à la tribu des Mayorunas. Impossible de communiquer avec eux, ils ne parlent ni espagnol ni portugais encore moins anglais. Mais le plus important c’est qu’avant de les voir il a ressenti une présence, comme si quelque chose dans la proximité de ces indigènes intervenait directement dans son esprit. Sans contact avec le reste du monde, il est partagé entre la perspective du reportage photo exceptionnel qu’il pense tirer de cette situation et l’angoisse à l’idée que tout retour est impossible.
Un matin il est réveillé par une odeur de caoutchouc cramé. Ses baskets ainsi que sa montre sont en train de brûler sur un feu. On lui a jeté un sort. Pour créer un contre-sort, il se met à courir en cercle de plus en plus vite. Sur scène, McBurney court de toutes ses forces, dédoublant en quelque sorte les mouvements de McIntyre. Bientôt, le chef de la tribu se met à son tour à courir, mais en sens inverse.
Il s’appelle Balane. Entre lui et McIntyre il y a déjà eu un phénomène étrange. Une phrase que le photographe a perçue mentalement et qui ne pouvait provenir que du chef. Pendant qu’ils courent tous les deux la communication reprend. Ils se parlent sans dire un mot, comme par télépathie. Balane lui apprend que lui et son peuple fuient l’homme blanc qui apporte la mort. McIntyre tombe malade. Pris de fièvre, il a des hallucinations. Une fois remis, il découvre que les Mayorunas ont décidé d’incendier leur village. Ils s’enfoncent de plus en plus profond dans la jungle. Quand toujours sans un mot, il demande à Balane où ils vont, celui-ci répond: « au commencement « .
Ils avancent à pied dans la forêt pendant plusieurs jours. Pour McIntyre, ce voyage vers le commencement équivaut à une régression vers la mort, un repli suicidaire. Plus largement ce cheminement évoque le voyage de retour dont parle Sandor Ferenczi dans Thalassa; l’éros revient à l’unité originelle, giron maternel, océan primordial où les antithèses s’annulent, naissance et mort ne formant plus qu’un processus unique. Les pensées de McIntyre sont contradictoires; il se sent prisonnier de la jungle, mais en même temps le fait que les Marorunas vivent selon un système de valeur totalement opposé au nôtre le fascine.
En chemin, il fait la connaissance d’un homme qui parle portugais. Entre prise de drogues et expérience chamanique où l’on s’inocule des sécrétions de grenouilles, l’aventure prend une tournure de plus en plus hallucinatoire. Un peu auparavant les Mayorunas ont brûlé toutes leurs affaires, comme si plus rien d’autre ne comptait pour eux que ce voyage initiatique vers la source du temps qui est aussi la source d’un fleuve.
De nombreux détails dans le récit de McIntyre assimilent son aventure au cœur de la forêt amazonienne à une série d’expériences chamaniques. La description de ses rêves, ses épreuves, sa maladie, ses hallucinations, tout y renvoie. Dans Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud, l’ethnologue Alfred Métraux parle de « maladies surnaturelles qui se caractérisent par la présence dans le corps du patient d’éléments perturbateurs – épines, échardes, cristaux de roche, cheveux et mêmes insectes (…) ». Cela s’applique exactement au cas de McIntyre, qui, si son histoire est vraie, aurait dans la détresse de son égarement en pleine jungle, succombé aux charmes de Balane le chaman, lequel au début de son récit tient systématiquement une flèche dans sa main – instrument symbolique essentiel du prêtre ou du sorcier, toujours selon Alfred Métraux.
Quand le spectacle s’achève, on écarquille les yeux sans savoir très bien où l’on est; à la fois sonné, ravi, amusé et quand même un peu déconcerté. On comprend alors quel initiateur a su être Simon McBurney pour, sans crier gare ou presque, nous transporter très loin dans des régions improbables de la psyché humaine où, ne serait-ce que le temps d’un spectacle, on a accepté très volontiers de voir le monde autrement.
The Encounter (La Rencontre), d’après Amazon Beaming de Petru Popescu
de et par Simon McBurney/Complicite
- 29 mars – 8 avril: Paris Odéon-Théatre de l’Europe
- 16 – 18 juin: Montpellier dans le cadre du Printemps des Comédiens
- 23 – 25 juin: Lyon dans le cadre du festival Les Nuits de Fourvière
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