Les crocs de La vipère pour clore la belle saison parisienne d’Ostermeier
Après « La Mort à Venise » et « Un ennemi du peuple », Thomas Ostermeier a fini en beauté sa saison parisienne avec « La Vipère ». Dans ces trois pièces, il décline l’affrontement des désirs individuels à une société qui les écrase. « La Vipère » porte à son paroxysme la concentration tragique des intrigues familiales et financières les plus âpres. Ou quand Hitchcock se ressource chez les Atrides.
La pièce commence dans l’euphorie mondaine et trompeuse d’un dîner élégant. Au premier plan, un piano à queue et de luxueux fauteuils en cuir noir situent l’action dans la haute société. Au fond, des portes coulissantes noires s’ouvrent et se referment sur une salle à manger où tout semble se jouer. Côté jardin, un escalier imposant évoque un sublime loft berlinois ou new-yorkais : le regard est constamment attiré par cet élément du décor qui va se perdre dans les cintres. Trois femmes, en robes blanche, jaune et prune, très Jackie Kennedy, sont d’une distinction aussi irréprochable que leurs financiers de maris et de fils. Regina, la maîtresse de maison, épaulée de ses deux frères Ben et Oscar, sort le grand jeu à son invité de marque, l’investisseur new-yorkais Marshall. Grâce au plateau pivotant, chacun y va successivement de son numéro de charme pour plaire au puissant banquier. Les nouveaux riches ne le sont jamais assez et les millions en appellent d’autres : pour participer à l’entreprise juteuse que Marshall leur propose, les deux frères et la sœur sont prêts à sortir les crocs, et à s’en servir.
Derrière cette élégance de façade, il y a tout un bestiaire dans cette pièce de Lillian Hellman, intitulée à l’origine The Little Foxes et traduite en français par La Vipère. Les petits renards, ce sont les deux frères et la sœur, cette portée de prédateurs prêts à tout pour s’en sortir, y compris à s’entre-déchirer. Les pièces rapportées de la famille, l’aristocrate et musicienne Birdie – jolie autruche ou petit oisillon sans défense face aux coups – et l’honnête Horace – l’époux de Regina, vieux lion malade du cœur – seront broyées par une mécanique qui leur échappe. Regina et ses frères veulent obliger Horace à investir ses titres dans l’entreprise de Marshall, en vain. Bien plus qu’un drame, c’est alors une tragédie moderne qui se noue et se dénoue en deux heures et quart. On retrouve le précepte aristotélicien qui veut que l’affrontement fatidique oppose les membres d’une même famille : dans la lignée des Atrides, les membres de la fratrie sont ici prêts à instrumentaliser le plus niais, et à sacrifier le plus faible. Au sein d’une société conservatrice et patriarcale, la plus vulnérable semble d’abord la sœur, Regina, qui dépend de son mari pour vendre ses titres et rester de l’aventure. Face au refus d’Horace, le spectateur la croit perdue, mais c’est sous-estimer la frustration et les ressorts de « la vipère », nouvelle Ève qui causera la chute, au sens propre, d’un mari méprisé et épuisé, puis de ses frères médiocres. Le piège se resserre autour des uns puis des autres, la roue de la fortune tourne comme le plateau : la faute originelle vient punir ceux qui l’ont commise.
Écrite par une auteur et journaliste américaine engagée au parti communiste, Lillian Hellman (1905-1984), cette pièce interroge la place des femmes et de l’argent dans nos sociétés capitalistes. La libido de tous les personnages semble étrangement déplacée sur les nouveaux dieux qui les animent, l’argent et le profit. Le jeu éblouissant des comédiens de la Schaubühne, notamment Nina Hoss et Ursina Lardi, évoque un mélange explosif de frigidité et d’hystérie : la surface est trop lisse pour ne pas masquer les pulsions et les rancœurs les plus nauséabondes.
Encore une fois, Thomas Ostermeier s’impose avec un chef d’œuvre de classicisme et d’efficacité. La proximité avec l’esthétique d’Hitchcock frappe dès la première scène, et une série de clins d’œil rappelle les films du grand réalisateur, contemporain de Lillian Hellman. Regina évoque l’héroïne frigide de Pas de printemps pour Marnie, et c’est à Vertigo qu’on pense quand on comprend l’usage qu’Ostermeier fait du grand escalier, qu’Horace abandonné doit gravir seul pour aller chercher des gouttes peut-être salvatrices. Par vengeance, Regina laissera-t-elle mourir son mari malade, dont l’ascension s’apparente à un chemin de croix d’une cruauté insoutenable ? Ostermeier maintient un suspense de plusieurs minutes, rendu électrique par la création sonore particulièrement réussie lors de cette scène cruciale. Alexandra, la fille de Regina et d’Horace, se dressera finalement en nouvelle Electre, juge de sa mère et de ce nœud de vipères dont elle est issue. On en ressort époustouflés.
Par ses trois mises en scène parisiennes, entre janvier et avril 2014, Thomas Ostermeier a continué à décliner avec virtuosité des sujets de prédilection qu’il avait déjà explorés chez Strindberg ou Ibsen, notamment l’expression de désirs tout-puissants au sein d’une famille et d’une société qui les écrase. Aucune tournée en France n’est pour l’instant prévue mais, comme ce fut le cas pour ses précédents spectacles parisiens (Nora ou Hedda Gabler notamment), on peut avoir l’espoir que La Vipère reviendra en France lors de prochaines saisons.
La Vipère (The Little Foxes), de Lillian Hellman, mise en scène de Thomas Ostermeier / Schaubühne am Lehniner Platz
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