« Le Secret d’Amalia », Bernard Sobel sonde les labyrinthes du « Château » de Kafka 🎭
Remarquablement interprété par les comédiens Valentine Catzéflis, Matthieu Marie et Mathilde Marsan, ce spectacle sobre mais efficace nous introduit avec tact et sensibilité au cœur de ce qui se trame dans le roman où le héros, K., se confronte de façon de plus en plus déconcertante à un univers régi par des lois aussi mystérieuses qu’arbitraires
Sur le sol sont alignées des chaussures. Nous sommes dans le local d’un cordonnier. Dans cet espace plongé dans une légère pénombre, K., le héros du Château de Kafka, écoute avec intérêt le récit d’Olga. Il est assis sur une chaise d’un côté de la pièce au milieu des souliers. Elle se tient debout, de l’autre côté, adossée au mur. Ils ne se font pas vraiment face, ne se regardent presque jamais, pourtant malgré la distance qui les sépare on comprend que quelque chose d’essentiel se trame entre eux.
K. attend beaucoup de ce que va lui dire Olga, comme si son propre destin en dépendait. Cette attention extrême au moindre mot, au moindre détail, dont on pressent que pourrait peut-être jaillir inopinément l’étincelle d’une révélation décisive, a pour pendant une forme de déception face à ce qui s’avère au bout compte moins déterminant qu’espéré.
Le récit d’Olga joue en permanence sur cet effet d’attente destinée à être déçue, mais qui après un deuxième examen – et peut-être même un troisième – dessine par touches successives la perspective désarmante d’un univers dont les règlements implacables relèvent apparemment de l’arbitraire le plus total.
Perplexité
Ce sentiment d’attente à la fois déçu et en même temps toujours renouvelé est intimement lié au fait que le texte de Kafka pointe toujours vers quelque chose qui n’est pas exprimé, mais suscite dans l’esprit du lecteur, et ici du spectateur, une multiplicité d’interprétations possibles. En ce sens, ce à quoi nous confronte cette adaptation d’un chapitre du Château mise en scène par Bernard Sobel, c’est peut-être avant tout à une immense perplexité.
Tout comme K. lui-même assis sur sa chaise nous sommes suspendus aux lèvres d’Olga. Et c’est là que le théâtre fonctionne à merveille car en écoutant son récit interrompu de temps à autre par les interventions de K., nous sommes immergés quasi physiquement au cœur du roman.
Il faut saluer à ce propos la qualité de jeu des acteurs de ce très beau et prenant spectacle, Valentine Catzéflis dans le rôle d’Olga, Matthieu Marie dans celui de K. et Mathilde Marsan dans celui d’Amalia. La première réussite de cette transposition à la scène de la prose inimitable de Kafka dans Le Château, c’est de restituer l’atmosphère confidentielle dans laquelle se déroule la conversation entre Olga et K., en l’absence presque jusqu’au bout d’Amalia, laquelle n’apparaît qu’à la fin. Absence évidemment indispensable puisque c’est d’elle dont il est question dans le récit d’Olga.
Fiançailles complexes
Amalia est sa sœur cadette. Leur frère, Barnabas, est un des messagers sur lequel K., l’arpenteur, récemment arrivé dans le village, a placé beaucoup d’espoirs pour faire avancer sa cause auprès des autorités du Château. Or ses affaires ne progressent pas dans cet univers infiniment procédurier; le Château, toujours inaccessible, consistant en une administration aussi nébuleuse que tentaculaire dominée par les Messieurs, des fonctionnaires puissants, même si cette puissance paraît parfois extrêmement relative.
K. en veut à Barnabas de son incapacité à le défendre. C’est dans ce contexte compliqué qu’Olga lui explique la situation désastreuse de leur famille déchue à la suite du refus d’Amalia de céder aux sollicitations d’un certain Sortini, fonctionnaire du Château. Tout s’est passé lors d’une fête de l’Amicale des Pompiers, célébrée à l’occasion de la mise en service d’une nouvelle pompe offerte par le Château. Ce jour-là son père a prédit à Amalia qu’à la fête, elle trouverait son fiancé.
Décrit comme « un petit homme débile et méditatif » au front curieusement plissé, « toutes ses rides convergent en éventail vers la racine de son nez« , Sortini – que l’on confond parfois avec un autre fonctionnaire appelé Sordini – assiste aux réjouissances « d’un air lassé« . Jusqu’au moment où, apercevant Amalia, il bondit lestement – souplesse surprenante de la part d’un homme au corps ankylosé par la vie de bureau – par-dessus la pompe pour se rapprocher d’elle.
Le lendemain un messager apporte à Amalia une lettre de Sortini qu’elle fait lire à Olga. Les deux sœurs jugent son contenu insultant et déshonorant, et même « méchant et menaçant ». Sortini y intime à Amalia de le rejoindre immédiatement.
En apprenant cela, K. s’insurge aussitôt contre la grossièreté des fonctionnaires. Mais les choses sont autrement compliquées, comme l’explique Olga. En effet, il est inconvenant de ne pas se plier au bon vouloir des Messieurs. D’ailleurs, insiste-t-elle, rien ne dit, par exemple, que, si Amalia s’était rendue à l’injonction de Sortini après avoir pris tout son temps pour se faire belle, une fois arrivée au lieu du rendez-vous, celui-ci ne serait pas déjà parti. Au lieu de quoi elle a déchiré la lettre que lui a fait porter le fonctionnaire et ne s’est pas présentée au rendez-vous. Le refus d’Amalia vaut à toute sa famille d’être mise au ban de la société.
Dialectique déconcertante
Arrivé à ce point du récit, le spectateur qui pense avoir une idée précise de la relation entre les fonctionnaires du Château et les habitants du village est encore loin du compte. Car ce à quoi nous confronte Kafka dans ce dialogue entre Olga et K. relève d’une dialectique d’autant plus déconcertante que les arguments employés s’appuient pour une bonne part sur des conjectures.
À croire que dans l’univers du Château, il n’y aurait pour ainsi dire pas ou peu de différence entre ce qui a eu vraiment lieu et le ouï-dire; même si certains événements ou certains actes sont plus importants que d’autres par les conséquences qu’ils provoquent, comme c’est le cas avec le refus d’Amalia.
Du coup, ces actes, ces événements deviennent le sujet d’une multiplicité d’interprétations au point qu’ils disparaîtraient presque dans la nuée de commentaires qu’ils suscitent. À la question de savoir si Amalia a eu raison de ne pas se rendre au rendez-vous, Olga apporte des réponses contradictoires. Elle défend le refus de sa sœur tout en remarquant que dans la même situation elle-même aurait accepté l’injonction de Sortini. Au passage, K. apprend que sa propre fiancée, Frieda, a été autrefois la maîtresse d’un fonctionnaire, un certain Kramm connu pour la grossièreté et la brutalité de ses manières. À quoi il ne trouve rien à redire. Frieda a accepté ce qu’Amalia a refusé, et alors?
Malgré tout il en veut à Olga d’avoir mis sur le tapis cette comparaison entre les deux femmes: « Tu aimes trop Amalia, tu veux la voir supérieure à toutes les autres, et, ne trouvant rien d’assez glorieux en Amalia elle-même pour justifier ce piédestal, tu rabaisses les autres femmes pour arriver à tes fins. Le geste d’Amalia n’est pas un geste ordinaire, mais plus tu en parles moins on sait s’il a été grand ou petit, sage ou fou, héroïque ou lâche (…) « .
Labyrinthe
Il y a dans cette incertitude tout comme dans cette prolifération de conjectures contradictoires, quelque chose de fascinant qui tient en haleine. Non pas un suspense comme dans un roman policier, mais quelque chose qui relève de l’attente tandis que le récit se déploie dans des directions multiples nous piégeant dans ses rets un peu à la façon d’une toile d’araignée avec en arrière-fond, inaccessible et pourtant omniprésente, la perspective brumeuse du Château. Château d’où tout émane et vers où tout semble converger, comme le remarque Olga à propos de la déchéance de sa famille: « Non, personne n’a de reproche à se faire, nul ne pouvait agir autrement, tout cela c’était l’influence du Château « .
Réussir à nous faire pénétrer ne serait-ce que pendant la durée d’un spectacle sobrement mais très efficacement mis en scène dans les détours et autres chicanes de ce labyrinthe aussi prenant qu’inextricable n’est pas la moindre réussite de ce très beau spectacle.
Le Secret d’Amalia Un chapitre du Château de Franz Kafka, d’après Franz Kafka
mise en scène Bernard Sobel
avec Valentine Catzéflis Matthieu Marie, Mathilde Marsan
- jusqu’au 1er février au 100 Etablissement culturel solidaire – 75012 Paris
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