Théâtre. « Les Bacchantes », Bernard Sobel éclaire les mystères d’Euripide
Remettre l’homme à sa place tel est le projet de Dionysos dans cette pièce énigmatique présentée ici dans une mise en scène d’une grande limpidité. Les décisions implacables de ce dieu de l’ivresse et du délire renvoient à notre part obscure, là où les pulsions sauvages, irrépressibles révèlent que, loin d’être donnée une fois pour toutes, la nature humaine reste toujours à construire.
Au centre du plateau, un pied de vigne couvert de feuilles enlace les pierres du mausolée de sa mère foudroyée par Zeus. La maison de Sémélé n’a pas échappé à la destruction par le feu divin et c’est sur un paysage de ruines que s’ouvrent ces Bacchantes avec la projection en fond de scène de murs en partie effondrés. Par sa mère Dionysos descend de Cadmos roi de Thèbes. Devenu vieux, Cadmos a transmis son pouvoir à Penthée, son petit-fils, interprété par Matthieu Marie qui joue aussi le rôle de sa mère Agavé. C’est lui qui règne sur la ville au moment où Dionysos venu de Lydie avec une troupe de Ménades pose pour la première fois le pied en Grèce.
Un des paradoxes de ce dieu à part dans la mythologie grecque est d’être considéré comme un étranger. Dieu de l’ivresse, de la démence ritualisée, Dionysos semble répondre à la remarque de Socrate dans le Phèdre quand celui-ci dit que « les plus grands bienfaits nous viennent de la folie ». On raconte que le philosophe assistait toujours aux premières représentations des pièces d’Euripide. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il partageait les conceptions du dramaturge. Il y a pour les Grecs plusieurs sortes de folies, celle qui inspire le poète viendrait, dit-on, de l’ivresse dionysiaque.
Et Dionysos était le dieu du théâtre. Cela explique peut-être qu’Euripide lui ait consacré sa dernière pièce. Car ce dieu occupe une place à part dans le panthéon grec. Il n’appartient pas à l’Olympe et l’on peut qualifier le rite d’origine asiatique qui lui était rendu comme une religion orgiaque de la nature.
Dans Les Grecs et leurs croyances E. R. Dodds explique que ce dont Euripide traite dans cette pièce, sans doute sa plus énigmatique, « ne se fonde ni sur la raison ni sur la tradition homérique, mais sur une expérience personnelle immédiate. Expérience où « le cœur s’élargit aux dimensions d’une assemblée de fidèles », de sorte que chaque adorateur ne fait qu’un avec les autres, qu’un aussi avec la sauvagerie de la nature à l’état brut, et qu’un avec Dionysos qui est l’esprit de cette sauvagerie. Euripide nous confronte ici à l’irruption dans la vie normale du mystère situé derrière la vie, de ce « quelque chose d’Autre qui est plus précieux que la vie ». Dans la pièce, le chœur insiste sur le fait que, comparée à ce « quelque chose d’Autre », « la sagesse du véritable philosophe n’est que tâtonnements dans l’obscurité ».
Loin de reconstituer dans le spectacle l’hystérie des rites de danses extatiques, Bernard Sobel s’attache au contraire à en suggérer l’aspect séduisant pour ne pas dire viral simplement par l’évocation de ceux qui en ayant entendu parler rêvent de s’y joindre. C’est le cas en particulier du devin Tirésias et de Cadmos lui-même; tous deux envisagent de participer à leur tour à ce rituel dans lequel ils oublieront leur vieillesse. Cette sobriété formelle est essentielle à la conduite du spectacle auquel elle donne un impact d’autant plus saisissant.
La présence des Ménades vêtues d’une peau de faon, la tête ceinte d’une guirlande de feuilles et le thyrse à la main – au nombre de quatre, elles semblent par moments former un être unique au corps démultiplié – suffit à rappeler la symbolique religieuse attachée au dieu.
Cruauté déconcertante
Quand la pièce commence toutes les femmes ont quitté la ville pour honorer dans la montagne le nouveau dieu par des chants et des danses. La contagion se répand « comme un feu d’incendie », déplore Penthée qui à peine rentré de voyage découvre avec colère la situation. Niant la divinité de Dionysos il s’en prend à celui qu’il croit être son représentant, ce jeune homme insolent considéré comme responsable de la folie qui s’est emparée des femmes de Thèbes. Ignorant qu’il s’agit du dieu en personne et donc aussi de son cousin, il le fait enchaîner et emprisonner.
Mais on n’enchaîne pas Dionysos, divinité de la magie et de l’illusion. Il y a quelque chose d’extraordinaire dans la façon dont Euripide fait parler le dieu. Les dialogues entre Penthée et Dionysos, impeccablement rendus dans le spectacle, sont à cet égard particulièrement piquants. Car le premier ne prend jamais la mesure ni des pouvoirs de son interlocuteur ni de la situation à laquelle il est confronté. Quand Dionysos reparaît devant lui libéré de ses chaînes, Penthée le traite toujours avec autant de mépris. Il menace de le punir encore une fois et s’agace face à cet étranger qui se permet de lui donner des conseils. Il ne sait pas qu’il est déjà perdu.
Alléché à l’idée de pouvoir contempler sans être vu les bacchantes en pleine orgie, il se laisse convaincre à contrecœur par le dieu de s’habiller en femme pour les observer de plus près dissimulé derrière une rangée de sapins. En se transformant ainsi avec l’aide ironique du dieu, il court tout droit à la mort. Une fois découvert par les bacchantes, sa mère Agavé lui arrache la tête avant de la brandir triomphalement sans savoir qu’elle vient de tuer son propre fils. Le reste de son corps est démembré par les Ménades.
La cruauté extrême de cette tragédie est d’autant plus déconcertante que non seulement l’homme y est le jouet du dieu mais que les événements y sont présentés pour une bonne part selon le point de vue de la divinité. En évitant l’emphase, les effets de manche, l’hystérie démonstratrice, la mise en scène fait apparaître de façon très convaincante cette dimension incontrôlable en laquelle on peut voir la part obscure de la réalité humaine, le sentiment profond que l’homme ne peut pas tout, que la raison a des limites. « À l’inattendu les dieux livrent passage », dit Euripide en conclusion de la pièce.
Sous son apparente simplicité, ce spectacle nous fait toucher de près ce qui se joue au cœur du drame antique. En nous confrontant à ce curieux mélange de douceur et de cruauté représenté par la figure si étrangement humaine de Dionysos, au point qu’Agavé une fois revenue à elle se lamente « Les dieux dans leur rancune, doivent-ils imiter les hommes? », il nous permet grâce à un détour par la Grèce de retrouver un certain sens du mystère quant à ce qui nous constitue. Homme de théâtre au long cours, Bernard Sobel annonce que ce spectacle sera son dernier, faute de subvention, celle-ci n’ayant pas été reconduite. Espérons que les tutelles concernées remedieront vite à cette erreur incompréhensible, en effet peu de metteurs en scène contemporains savent restituer avec autant d’efficacité la saveur et les enjeux d’un grand texte.
Les Bacchantes, d’Euripide, mise en scène Bernard Sobel, avec Eric Castex, Manon Chircen, Salomé Diénis Meulien, Claude Guyonnet, Jean-Claude Jay, Matthieu Maris, Sylvain Martin, Vincent Minne, Asja Nadjar, Tchili, Alexianne Torrès
> jusqu’au 11 février au Théâtre L’Épée de Bois, Paris
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