« Duc de Gothland », Sobel lâche la bride au cheval fou de Grabbe
Entre « parade sauvage » et « saison en enfer », cette pièce d’un dramaturge génial de 21 ans sonde les abîmes de l’âme humaine dans une épopée haletante menée avec brio par une troupe d’acteurs hors pair, parmi lesquels brille un Denis Lavant au meilleur de sa forme. L’occasion de découvrir une œuvre fascinante trop rarement montée ici impeccablement mise en scène.
Ils s’aiment? À grand amour, grande haine!
Prononcée dès le début du spectacle, cette imprécation – presque une formule magique – donne une idée de l’alchimie des passions à l’œuvre dans Duc de Gothland de Christian Dietrich Grabbe. Cette pièce écrite en 1822 par un jeune auteur de 21 ans éblouit par ses fulgurances. Grabbe, qui a sans doute beaucoup lu Shakespeare, n’en possède pas moins son génie propre, d’autant plus singulier que l’alimente une rage féroce.
Tout démarre dans le fracas d’une tempête quand les troupes finnoises accostent tant bien que mal sur les rives de la Baltique. Suédois et finnois s’affrontent sans merci et leur combat devient sous la plume de Grabbe une lutte aux portes de l’Europe entre les « barbares » et la chrétienté.
Un chef de guerre incarne à lui seul l’âpreté sans concessions de ce conflit. Il s’agit de Berdoa, appelé plus communément le « nègre« . À la tête des troupes finnoises, il ne s’attaque pas seulement aux suédois, mais aux valeurs qu’ils représentent. Revendiquant farouchement pour lui-même son ascendance africaine, des finnois qu’il commande il fait littéralement des… « chinois« , mettant en avant leurs origines asiatiques. Les humiliations qu’il a subies dans le passé animent en lui un désir de vengeance auquel rien ne semble pouvoir résister. Échoué à demi-mort sur les rives suédoises, il reprend rapidement du poil de la bête. Le visage barré d’une bande colorée, comme une peinture de guerre, Denis Lavant donne à cet enragé, par ailleurs souvent spirituel et fin psychologue, une vigueur phénoménale. Son interprétation très inspirée, d’une vivacité étourdissante dans l’obstination et la ruse insuffle au côté monstrueux du gaillard une dimension presque légère dans l’infamie qui en libère le potentiel sarcastique, pour ne pas dire comique.
C’est à un formidable jeu de massacre que se livre Grabbe dans cette pièce; auquel Berdoa prend évidemment une part déterminante. Toujours aux aguets, il rôde autour de ses proies, les épie, repère leurs points faibles pour mieux les manipuler. Il a en la personne de Théodore, duc de Gothland un ennemi privilégié. Ce dernier lui ayant fait donner force coups de fouet après l’avoir capturé lors d’une bataille, le « nègre » a juré de se venger. Le duc de Gothland est l’image même de l’homme intègre. L’entente parfaite qui l’unit à ses deux frères, Manfred et Friedrich, est un exemple pour le pays. C’est cet amour que le « nègre » veut transformer en haine. Il y réussit au-delà de ses espérances, instillant dans l’esprit de Théodore un doute dévastateur quant aux circonstances du décès de son frère, Manfred.
Alors que celui-ci est mort dans son lit d’une crise d’apoplexie, Berdoa insinue qu’il a été assassiné par Friedrich. À force de ruse, il convainc le duc; lequel pour venger son frère mort tue Friedrich. Quand il découvre la supercherie, il est trop tard. C’est alors que la pièce prend un tour étonnant. Gothland, condamné à mort pour son crime, devient en quelque sorte un autre homme. Loin de regretter son acte, il fuit le royaume, entreprend à la tête des troupes finnoises de mettre la Suède à sa botte. Cet homme qui était jusque-là un modèle de bonté découvre dans le mal un champ de possibilités inouï. Autrement dit, il n’est plus le même.
Tourbillon
Cette « conversion » au mal est évidemment l’argument central de la pièce. Mais le plus étonnant c’est la façon dont cette capacité d’un individu à se renier pour lâcher soudain la bride à sa part obscure dans une folle fuite en avant avec à la clef des massacres en masse exécutés sans vergogne est interprétée par le duc lui-même. Comme s’il voulait boire jusqu’à à la lie la coupe de l’infamie. « Me voilà échoué sur le bord de l’enfer, à jamais privé de sauvetage, pareil au marin emporté dans le tourbillon du maëlstrom », dit-il alors que résonnent des coups de tonnerre avant de conclure : « Non, Dieu n’existe pas (…) Si Dieu existait, il n’y aurait pas de fratricides! ».
Un maelström qui trouve un écho dans le rythme même de la pièce, construite en courtes séquences tirant à hue et à dia dans de folles embardées qui sont comme autant de sautes d’humeur reflétant l’esprit quelque peu fantasque du duc. Le comédien Mathieu Marie, qui interprète Gothland, fait parfaitement voir la nature double du personnage; lequel en embrassant comme il le dit les décrets du destin semble mu par une volonté aveugle qui le dépasse tout en s’observant lui-même avec une curiosité vaguement étonnée de rêveur éveillé.
Plus la pièce progresse, plus on bascule dans un univers presque mythique. Évoquant Rimbaud, en qui ils voient un frère ou un descendant de Grabbe, Bernard Sobel et sa dramaturge Michèle Raoul-Davis parlent de « parade sauvage » ou de « saison en enfer » à propos de ce texte enflammé. Une chose est sûre c’est que la mise en scène sert au mieux cette pièce incandescente – comme un cheval fou auquel elle laisse en quelque sorte la bride sur le coup. Ce qui ne veut pas dire que tout ça ne soit pas admirablement tenu et géré à la perfection. Bernard Sobel, qui a déjà monté Napoléon ou les Cent-jours et Hannibal de Christian Dietrich Grabbe, prouve encore une fois qu’il est un des rare à savoir faire entendre l’œuvre d’un auteur génial mais hélas trop peu joué, dont le théâtre éminemment moderne nous parle plus que jamais. Pouvoir découvrir ce texte dans de telles conditions est une chance.
Duc de Gothland, de Christian Dietrich Grabbe
mise en scène Bernard Sobel
jusqu’au 9 octobre à L’Epée de Bois, Cartoucherie, Paris 75012
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