Jusqu’au 18 avril, le théâtre des Clochards Célestes, à Lyon, ouvre ses portes à la Compagnie Premières Fontes qui propose une très belle représentation du Groenland de Pauline Sales. Des premiers pas qui attirent l’attention pour ces artistes tout droit sortis de l’ENSATT, l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre. Une troupe à suivre.
États de grâce
Sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon, le joli théâtre des Clochards-Célestes propose une représentation très réussie d’un texte de Pauline Sales au titre énigmatique, Le Groenland. Quand les spectateurs entrent dans la salle, Liza Blanchard, la comédienne, est déjà debout sur la scène, de dos. Sa silhouette élancée évoque une citadine moderne et séduisante. Dans son manteau blanc, perchée sur de hauts talons noirs, la comédienne, habillée par Émilie Gautier, semble d’une élégance intemporelle. Autour d’elle, des lignes blanches tracées sur la scène ouvrent des diagonales et suggèrent un cadre urbain balisé, sans charme. On imagine que des voitures passent et que la jeune femme ne s’attardera pas. À première vue, le Groenland est loin.
Cette femme, dont nous ne connaîtrons pas le nom, commence alors un monologue qui pourrait être celui que toutes les mères n’ont jamais adressé à leur fille. La comédienne est seule sur scène, mais parle à sa petite fille, qu’elle semble ramener de l’école, ou peut-être conduire au parc. De sa voix grave magnifique, et avec une justesse époustouflante, Liza Blanchard donne à entendre une parole de mère, tissée des injonctions, menus reproches et conseils amers du quotidien : « Marche. Ne t’arrête pas. Tu ne vas pas tomber. C’est pas grave si tu tombes. Chacun tombe une fois ou l’autre. Tu te relèveras. Rien. Il n’y paraîtra rien. Un bleu peut-être et alors ? C’est ma couleur préférée. » Dirigée, avec une grande sensibilité, par le dramaturge Guillaume Poix, Liza Blanchard tire parti des infimes nuances du texte, des micro-ruptures qui trahissent l’ambivalence des affects d’une mère dont les fêlures se révèlent progressivement.
À travers les histoires qu’elle raconte à sa fille, des fantasmes de mort, d’abandon et de fuite reviennent, l’air de rien… Des obsessions ? Non, cette femme lit les journaux et regarde la télévision, c’est tout. Alors pour changer d’air, elle emmène sa fille dans un autre quartier, et l’angoisse monte pour le spectateur qui envisage le pire chez cette femme en cavale. La création sonore de Guillaume Vesin et les lumières d’Alix Veillon évoquent, de manière remarquable, les bouleversements d’un univers mental chaotique. Dans le discours de la mère, il y a le dit et l’indicible : sa décision est prise, elles partent au Groenland. Le temps de la pitié semble passé, celui de la liberté pourrait bien être retrouvé.
La tentation du Groenland
Dans ce voyage en partie imaginaire qui se joue sur scène, il y a bien plus que la tentation, vite balayée et sans doute universelle, d’abandonner son enfant. La figure du père s’impose comme le troisième terme incontournable de ce face-à-face entre une mère et sa fille. L’histoire du couple et les non-dits s’entremêlent à des bribes de son passé, évoquées au passage. Derrière les impératifs et le désir de « quitter l’inertie », c’est le désarroi et l’absence de certitude qui transparaissent. Que transmettre à sa fille, quand on ne sait pas vivre soi-même ? Comment supporter le miroir que nous tend notre enfant, quand on ne se supporte pas soi-même ? Le monologue est un autoportrait en creux, et un appel à l’aide : « Quand donc arrivera ce qui comble ? Vie, corps, tête », demande cette femme. On pense à de grandes figures de féministes, comme Virginia Woolf, à la hantise de la folie et, plus prosaïquement, à la peur de ne pas être une bonne mère.
Mais malgré le sérieux de certains des thèmes abordés, le spectacle réussit la gageure de n’être ni désespéré, ni plombant : la grâce de Liza Blanchard évite toutes les pesanteurs et suscite même une certaine euphorie. On y voit s’inventer la complicité entre une mère et sa fille, dans les cordes d’un amour qui reste inconditionnel malgré les exaspérations du quotidien. À la fin de la pièce, la mère ne regarde plus sa fille comme un miroir douloureux, mais comme une individualité autonome, et une libération paraît s’amorcer, malgré le regard réprobateur de la société qui pourrait bien être l’éternel problème.
La tentation du Groenland semble donc d’abord un attrait pour la mort, un lieu où le moi et les angoisses s’abolissent. Mais peu à peu, d’autres interprétations s’esquissent : le corps de la comédienne se libère progressivement, s’approprie l’espace conçu par Cassandre Boy et Bertrand Nodet et fait vriller les lignes blanches qui quadrillaient la scène en un champ de neige éparse. Le Groenland est aussi le lieu de la liberté, de l’animalité, d’un retour aux pulsions primitives qui ne sont pas forcément négatives. Dans ces écarts entre des sentiments extrêmes, c’est finalement la banalité d’une relation parentale universelle qui est déclinée, avec une grande finesse.
Une très belle réussite, donc, pour ce premier spectacle de la compagnie Premières Fontes. Créée par Guillaume Poix et Guillaume Vesin, cette compagnie capitalise les talents d’étudiants qui achèvent – ou viennent d’achever – leur scolarité à l’ENSATT. Cette école de théâtre, la prestigieuse « École de la Rue Blanche » avant sa délocalisation sur les hauteurs de Lyon, a la singularité de délivrer une formation d’excellence à tous les corps de métiers qui seront amenés à travailler ensemble dans le monde du théâtre, des auteurs aux costumiers, des administrateurs aux créateurs du son et de la lumière, sans oublier les décorateurs-scénographes, les metteurs en scène et les comédiens. L’idéal pour que des troupes prometteuses se forment spontanément, mieux armées à l’heure où la remise en cause du statut des intermittents du spectacle rend plus vulnérables encore des professions artistiques pourtant indispensables.
Le Groenland, Pauline Sales, Compagnie Premières Fontes, avec Liza Blanchard
Théâtre des Clochards Célestes, 51 rue des Tables Claudiennes, Lyon 1er, jusqu’au 18 avril 2014 (04 78 28 34 43)
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