Un hameau très haut perché vers les sommets des montagnes de la province du Yunnan, au sud-ouest de la Chine. Dans une brume froide et tenace, quelques maisons, plutôt quelques abris, protégés par des murs de pierre, aucun confort moderne, un moyen-âge d’aujourd’hui.
La boue dans laquelle se vautrent les cochons se confond avec la terre battue des intérieurs sans lumière. On cuisine directement sur un feu allumé à même le sol et c’est épuisé par les travaux paysans du jour qu’on s’endort sur des couches crasseuses. Pas la moindre machine, ni dans les champs, ni ailleurs.
Quoi de plus naturel, de plus quotidien, pour ces trois soeurs, trois bouts de chou, Fenfen, 4 ans, Zhenzen, 6 ans et la « grande« , Yingying. Leurs habits sont des haillons, bottes percées, tennis encroutées de terre. Livrées à elles-mêmes, la mère a disparu, le père est descendu en ville depuis longtemps pour chercher du travail. Du haut de ses 10 ans, Yingying assure: torcher et nourrir ses sœurs et s’occuper des moutons et des poules. Avec un aplomb qui fascine autant qu’il glace. Sur son sweat jamais lavé: « Lovely Diary« , en effet charmant quotidien. « Ces trois petites filles, je les comparerais à des herbes qui poussent toutes seules« , dit simplement Wang Bing. Le père qui est tout sauf indigne, juste un homme qui ne sait plus comment faire pour être père, revient pour expliquer ses absences à ses filles et qu’il va devoir repartir. Il emmènera ses deux cadettes pour tenter de leur donner une chance en ville. On se demande quelle chance. Voilà Yingying seule. Elle en profite pour aller à l’école, avec application, avidité, sans abandonner moutons, cochons et poules. Elle s’applique, évidemment pas de taille-crayons, elle affûte les siens avec une serpe, et ne se désespère pas quand un épisodique grand-père marmonne: « Encore dans tes livres!« . Elle est déjà grande, elle n’a pas vu passer son enfance. On est presque surpris de la voir sautiller sur une marelle imaginaire.
Comment dire que dans cette misère, le film est magnifique? Il l’est dans son propos qui montre une Chine à l’opposé des vantardises d’un pays qui préfère exhiber le high-tech de ses métropoles façon Shangaï quand ses campagnes crèvent de faim, de froid et d’oubli. Ces campagnes qui fournissent la main d’œuvre esclave des méga-usines qui sous-traitent pour un Occident opportunément aveugle, fringues, jouets et autres iPhones. Wang Bing n’a pas besoin d’ajouter de commentaires, ses images témoignent à elles seules. Tout est dit dans ce qu’il présente, au plus près, sans misérabilisme, sans intrusion, toujours à la bonne distance. Avant d’être politique, son film montre des vies ordinaires. Mais il est politique, la bienveillance des autorités chinoises à l’égard du cinéaste s’explique: « On me laisse tranquille car mes films ne sont pas exploités en Chine.«
Les paysages d’altitude qui encadrent la vie de ces gens de très peu sont impressionnants de beauté, il les filme dans de superbes cadres (Bing concède son admiration pour Tarkovski), et quand sa caméra entre avec pudeur dans les intérieurs, il s’arrange des basses lumières pour composer des tableaux d’ombres et lumières caravagistes.
Sans jamais oublier qu’il filme le réel.
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