Le Marathon des Mots: des « anges » et des « plaies » pour les écrivains turcs
Grosse affluence pour la 10ème édition du Marathon des mots de Toulouse, des témoignages directs sur la Turquie d’aujourd’hui et de très belles rencontres entre de grands textes littéraires et des comédiens.
D’Istanbul à l’UE : regards croisés
Les inconditionnels du journaliste et président Olivier Poivre d’Arvor se sont pressés pour assister aux rencontres qu’il animait avec des écrivains turcs et européens. Au centre culturel Bellegarde, les auteurs Sema Kaygusuz, Nedim Gürsel et Mario Levi évoquent leur géographie affective de la ville aux dix noms, opposant leurs représentations personnelles à un orientalisme largement diffusé par la pratique littéraire du « voyage en Orient » au XIXème siècle. La coexistence de multiples communautés – musulmane, juive, arménienne, grecque – est notamment évoquée par Mario Levi, avec une légère inquiétude devant l’exil des juifs issus, comme lui, des séfarades qui ont fui l’Espagne pour Istanbul en 1492. Le ton reste cependant très gai pour évoquer cette ville multiculturelle et moderne.
Les relations avec une Europe qui ne cristallise plus les rêves sont abordées dans une table-ronde sur l’Europe littéraire, en salle du Sénéchal. Olivier Poivre d’Arvor tente en vain de trouver des références communes à ses auteurs, l’italienne Gilda Piersanti, le suédois Jonas Hassen Khemiri, le belge Antoine Wauters et la turque Ece Temelkuran. Albert Camus et Shakespeare font l’unanimité, mais l’idée d’une Europe culturelle peine à se préciser, comme le prouve un chiffre significatif: dans le budget de l’UE, une vache est encore neuf fois plus subventionnée qu’un artiste européen! On ne peut que se réjouir que des événements comme le Marathon des mots continuent à avoir lieu…
A Istanbul, l’avenir s’appelle Gezi
Les onze écrivains turcs présents se sont tous faits les porte-parole du grand mouvement qui bouleverse actuellement la Turquie, le « mouvement Gezi« . Né en mai 2013 dans le parc du même nom, ce courant de protestation a immédiatement fait boule de neige dans tout le pays, notamment à Ankara et Izmir. Les écrivains Hakan Günday, Murathan Mungan, Asli Erdogan et Sema Kaygusuz, lors de différentes rencontres, ont évoqué leur expérience d’une République ponctuée de coups d’Etat, notamment en 1971 et 1980, et l’espoir sans précédent véhiculé par l’émergence et la durée du mouvement Gezi. Les cinq millions de personnes descendues dans la rue, issues de tous les horizons (militants de gauche et des droits de l’homme, athées, musulmans anticapitalistes…), ont tenu tête à une répression policière d’une violence extrême. L’auteure Asli Erdogan a notamment été brûlée par des gaz acides, mais l’évocation de ces journées de lutte suffit à lui redonner le sourire. Le mouvement Gezi est en effet un « mégaphone qui a fait entendre tout le pays » et un « nouvel acteur politique avec lequel les gouvernements vont devoir compter« , selon l’auteur Hakan Günday qui s’exprime dans un français parfait. Et cette révolte a permis de révéler au monde que l’AKP est loin d’être le parti « fréquentable » dont il avait en partie réussi à donner l’image. Les écrivains dénoncent en effet avec inquiétude le virage que prend actuellement le pays, de plus en plus antidémocratique, fascisant et islamiste.
Le mouvement Gezi, qui dépasse très largement les milieux stambouliotes, est par ailleurs porté par les revendications des minorités les plus actives, les militants des droits de l’homme, les féministes, les homosexuels, les verts et les kurdes. Murathan Mungan est catégorique: pour la Turquie, l’avenir s’appelle Gezi et les « marches de fierté » des mouvements LGBT ou écologiques seront les fers de lance d’une lutte encore longue.
Les lectures de textes écrits par ces auteurs ont montré un très bel échantillon de la littérature turque d’hier et d’aujourd’hui. La comédienne Rachida Brakni qui participait pour la première fois au Marathon a affirmé tout son soutien au festival. Et proposé une très belle lecture d’un texte d’Asli Erdogan, Le bâtiment de pierre, qui évoque « les anges » et « les plaies » d’une narratrice dont on aurait pu écouter longtemps la langue superbe. Pendant ces quatre jours, l’histoire et les figures d’une Turquie ancestrale et moderne ont donné vie à tous les lieux de Toulouse, notamment le cloître des Jacobins ou la chapelle des Carmélites.
Des jeunes dans le vent
Les jeunes et les minorités ont donc été mis à l’honneur, comme en témoigne une rencontre avec Edouard Louis et Stéphane Lambert, dans la librairie L’Autre rive. Là encore, littérature et politique se sont mêlées étroitement devant un public qui entrecoupait chaque intervention d’applaudissements nourris. Comme le formulait Edouard Louis, son but en écrivant n’est pas de « faire pléonasme avec le monde » mais de se révolter face à ses normes qui nous enserrent comme une geôle.
Et samedi soir, c’est le concert du goupe de pop indé libanaise, Mashrou’Leila (« le projet de la nuit ») qui a saisi le théâtre Sorano. La moyenne d’âge était nettement plus basse que pour les autres rencontres, et les jeunes se sont vite levés pour aller danser sur les tubes du groupe. Une transition parfaite vers l’édition 2015 du Marathon des Mots dont Dalia Hassan et Serge Roué, les directeurs du festival, ont annoncé le thème : Beyrouth…
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