Ivan Jablonka et Emmanuel Carrère écrivent l’Histoire en littéraires.
Deux livres de la rentrée littéraire qui appellent le dialogue entre l’historien-écrivain et l’écrivain-historien : deux pratiques d’écriture qui réfléchissent à leur démarche. Ou comment persuader que l’Histoire et la littérature ont encore bien des choses à se dire.
Une longue guerre froide entre deux sœurs ennemies
Au XVIIIe siècle, la scission entre la littérature et l’histoire – auparavant réunies au sein des « Belles Lettres » – prend un nouveau virage que le XIXe siècle transforme en guerre froide ouverte. L’histoire est doublement mise en péril, par la littérature et par la science, et tente péniblement de s’inventer comme une « troisième culture » aux contours incertains.
La menace vient d’abord de la littérature, profondément renouvelée par des objets d’étude et des ambitions historiques : le succès du roman historique de Walter Scott puis les romans réalistes et naturalistes contraignent les historiens à actualiser leurs pratiques, sur les plans narratif, thématique, méthodologique et archivistique. Avec l’histoire romantique et visionnaire de Michelet, l’historien est encore un grand écrivain, un créateur au souffle lyrique: histoire et littérature continuent à s’influencer mutuellement.
Mais partout en Europe, notamment en Allemagne, la science tente d’affirmer son monopole dans l’accès à la vérité. L’histoire commence alors à se professionnaliser et à s’imposer des exigences scientifiques de rigueur, de vérifiabilité, de réfutabilité. Avec l’école méthodique de Monod, Langlois et Seignobos, l’arrachement de l’histoire à la littérature est consommé : l’histoire a changé de camp en choisissant celui de la science et de l’objectivité. La naissance de la sociologie, qui reproche à l’histoire son manque de scientificité, ne fera que renforcer le mouvement : l’histoire se veut science, sociale à la rigueur avec l’école des Annales, mais toujours loin de la littérature.
Pour Ivan Jablonka, l’histoire embrasse alors une illusion qui ne la quittera plus et la bridera longtemps, celle d’écrire un « non-texte » d’où seraient exclus toute littérarité, tout « microbe littéraire » : « une littérature sans méthode a fait place à une méthode sans littérature« . Même si certains historiens gardent une plume superbe au XXe siècle – Braudel ou Certeau par exemple – la littérature fonctionne comme un contre-modèle, un repoussoir. Les historiens adoptent leur propre poétique, celle de la note de bas de page, du « nous » de majesté et de la transparence universitaire. De peur d’être trop littéraires, des générations d’historiens se censurent rigoureusement, pour le plus grand ennui des lecteurs : le « plaisir du texte » est devenu une hérésie.
L’histoire et la littérature, des sciences cognitives
La vérité formulée par l’historien est donc le résultat d’une enquête qui implique de tenter des hypothèses inévitablement datées et limitées. Depuis l’école des Annales, avec Lucien Febvre et Marc Bloch, on sait que l’historien n’atteint jamais que des vérités lacunaires et subjectives: l’histoire qu’il écrit en apprend autant sur la société dont il est issu, sur ses valeurs et sur ses préjugés, que sur ceux de la société qu’il étudie.
Pour Ivan Jablonka, la démarche de l’historien-écrivain et celle de l’écrivain-historien partagent donc une commune tentative de donner du sens aux événements, de rendre intelligible la masse informe du réel. La littérature ne se contente pas de refléter le réel: comme l’histoire, elle a une ambition cognitive qui ne peut emprunter d’autres biais que l’écriture. Les textes qui produisent du savoir, de la connaissance, se trouvent donc aussi bien dans la littérature que dans l’histoire, et le dernier livre d’Emmanuel Carrère, paru presque en même temps que l’essai d’Ivan Jablonka, pourrait en être un cas d’école.
La connaissance à l’épreuve du sujet
Comme le suggère Ivan Jablonka, l’histoire reste bien « une littérature sous contrainte« , et la littérature conserve une plus grande marge de liberté, notamment dans le traitement des sources. Emmanuel Carrère, de fait, s’est économisé des notes de bas de pages et une bibliographie qui auraient peut-être classé son livre au sein d’une collection d’histoire.
Littérature et histoire restent toutefois des écritures du savoir, au sens plein de ces deux termes : à la fois créatives et scientifiques, et non inversement proportionnelles. C’est ce qui les rend pleinement humaines.
Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine, Seuil, La Librairie du XXIe siècle, septembre 2014.
Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L, août 2014. Feuilleter les premières pages…
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