Daniel Mendelsohn, Prix Méditerranée* 2018: Une « Télémachie » contemporaine
Le père de Daniel est Jay. Celui de Télémaque est célèbre et largement célébré : Ulysse. Les premiers sont nos contemporains. Les seconds ont vécu huit siècles avant Jésus. Deux hommes d’aujourd’hui. Deux héros mythiques et à Odyssée, Odyssée et demi. Chez Homère, Télémaque s’initie et grandit en attendant le retour de papa. Chez Mendelsohn, c’est papa qui assiste aux cours du fiston …
Mais d’aventures en aventure, de pères en père …
… Le fils en question naît en 1960. Il est professeur de littérature classique et de grec ancien. À ce titre, inconditionnel d’une grammaire et d’une métrique rigoureuses versus un désordre généralisé des êtres et des choses terrestres. Cette langue que l’on dit « morte » est son outil de prédilection quand il critique le monde. Enfant du côté de New-York, il modelisait le Parthénon dans le garage familial; hantait la bibliothèque du coin: hiéroglyphes ou BD – c’est selon -; faisait une fixette sur la statuaire chez les Anciens. Au passage, il enchaîne sur une thèse sur les personnages féminins chez Euripide. Aujourd’hui il façonne une Télémachie contemporaine dans laquelle, l’enseignant, le romancier, l’essayiste, le fils devenu grand ose poursuivre son exploration insatiable d’un monument littéraire plus vieux qu’Hérode (73 av. J.-C. – † 4 av. J.-C) pour essayer de recoller quelques morceaux avec « un chercheur scientifique à la retraite alors âgé de quatre-vingt-un ans, [qui] m’a demandé, pour des raisons que je pensais comprendre à l’époque, s’il pourrait assister à mon cours, et j’ai dit oui. »
Mendelsohn nous voyage…
Le retour prendra 10 ans au vainqueur des Troyens. L’affûtage réussi de la filiation chez les Mendelsohn prendra six semaines de séminaire et une croisière en Méditerranée sur les traces du maître d’Ithaque. Premier viatique: se dire, comme le fait l’helléniste et professeur de grec ancien à Bard College dans une relecture singulière que la grande œuvre d’Homère est certes une histoire manigancée par des déesses et des dieux facétieux de mari lointain et de femme patiente mais uniment le récit de l’initiation d’un fils qui panse l’idée d’un père mort et de retrouvailles entre générations.
Or personne ne sait très bien où se trouve son « bon père » et, plus grave, nul ne sait même s’il est encore en vie. cette incertitude pose d’autres questions : … Le fils du héros peut-il, le cas échéant, être le roi de l’homme que fut son père? Pour l’heure, la réponse à cette dernière question est de toute évidence non.
Ulysse est bien reconnu par Pénélope à la fin de l’épopée mais il l’est aussi, avant le point final d’Homère, par un vieillard brisé, son père Laërte. Deuxième postulat: accepter la bizarrerie d’un séminaire suivi par des étudiants d’à peine vingt ans et d’un vieux monsieur bourru qui en a quatre fois plus et pour lequel Ulysse, qui pleure, bénéficie de la complicité du ciel, trompe sa femme, couche avec Calypso, déprime, sacrifie ses hommes est tout sauf héroïque. Face à eux, « Dan » le maître et l’autre « Dan » le toujours petit garçon d’un père « embarrassant », « revêche », « chauve et décati, replié tout seul dans son coin, flottant dans son sweat blanc », « véhément », pinailleur et contestataire avec lequel la relation filiale antérieure, fut, à tout le moins, souvent difficile.
Jamais je ne l’ai vu pleurer. D’ailleurs, tout au long de mon enfance, j’ai moi-même déployé de formidables efforts pour éviter de manifester mes émotions. Mon père détestait les signes de faiblesse — à commencer par la maladie pour laquelle il affichait une sorte de mépris, comme si le fait d’être souffrant était une défaillance éthique plutôt que physique. Quand il nous arrivait de devoir rester à la maison pace que nous étions malades, il passait la tête par la porte de notre chambre avant de partir travailler et soupirait d’un air las et excédé, comme si cette grippe ou cette varicelle signifiait le début de quelque irréversible décadence morale.
Enfin, et c’est la réussite de ce livre, Daniel Mendelsohn, excelle dans la technique toute homérique du récit circulaire. Il passe d’Ulysse à papa et de papa à Ulysse sans coup férir.
Circulez, il y a à voir!
Plus largement, Mendelsohn reste un passeur, celui de l’Histoire au travers de quelques lettres jaunies (« Les revenants » 2007), celui d’une passion pour une culture ancienne et ses techniques d’écriture.
Du coup, il arrivait souvent que, même lorsque je connaissais bien les étudiants, je continue à les associer par réflexe à leur signe particulier, comme Zack-aux-fines-lunettes-rondes ou Maureen-aux-yeux-verts, comme si ces traits et particularismes physiques, loin d’être superficiels, étaient en fait révélateurs de quelque essence intèrieure inaliénable, un goût de la précision ou une irrésistible espièglerie. Ce n’est pas très différent de la façon dont, dans les èpopées homériques, certains personnages sont identifiés par des épithètes consacrées faisant référence à une caractéristique ou à un attribut physique (« Achille au pied léger » ou « Athéna aux yeux pers ») ou encore à une posture ou une gestuelle particulière.
On notera que la langue des signes a le même sens de la nomination.
Mendelsohn réussit à passer d’un récit à l’autre en trompant tous les lecteurs cyclopes, sans moutons et sans cheval, tout en fluidité. Il les nourrit de son érudition, explique la nécessité du proème, joue avec les étymologies, celle d’homophrosynê, par exemple qu’il traduit par « bonne intelligence » – un essentiel de l’entente qui permet la reconstitution du couple Pénélope-Ulysse après tant d’absence. Il le repère par les objets transitionnels. Le lit fait par son père dont il a l’usage; celui, avec secret de fabrication, « marqueur de l’identité d’Ulysse… symbole de la fidelité de Pénélope ».
Homère a signé vint-quatre chants pour faire rentrer son héros. Il faut quatre-cent-dix-huit pages à Daniel Mendelsohn pour toucher terre. Voyage au terme duquel le fils se rend compte, contrairement aux doutes récurrents qui ponctuent son récit, que le père n’a pas assisté pour rien à son séminaire. Parce qu’il y a séduit le reste de sa classe qui n’était pas d’âge (voir la lecture). Parce qu’au terme de leur périple ionien perturbé par une tempête qui empêche d’accoster là où Ulysse est supposé l’avoir fait, Jay Mendelsohn, contre toute attente filiale, en élève attentif aux explorations insatiables de son maître, consent: « Le poème est vraiment plus vrai que le réel ! »
À sa chacun son Ithaque!
La dernière ligne de cette épopée-ci, brutale comme un appel téléphonique en pleine nuit, est doublement définitive:
« De sa voix claire, Ginny dit, C’est ton père. »
* Le Prix Méditerranée
Lire quelques pages d’« Une odyssée » sur le site de l’éditeur …
« « Les Disparus » (prix Médicis étranger en 2007)Traduction (Anglais): Pierre GuglielminaDepuis qu’il est enfant, Daniel Mendelsohn sait que son grand-oncle Shmiel, sa femme et leurs quatre filles ont été tués, quelque part dans l’est de la Pologne, en 1941. Comment, quand, où exactement ? Nul ne peut lui en dire plus. Et puis il découvre ces lettres désespérées écrites en 1939 par Shmiel à son frère, installé en Amérique, des lettres pressant sa famille de les aider à partir, des lettres demeurées sans réponse… Parce qu’il a voulu savoir ce qui s’est passé, parce qu’il a voulu donner un visage à ces six disparus, Daniel Mendelsohn est parti sur leurs traces, rencontrant, année après année, des témoins épars dans une douzaine de pays. Cette quête, il en a fait un livre, puzzle vertigineux, roman policier haletant, plongée dans l’Histoire et l’oubli – un chef-d’œuvre.
« Daniel Mendelsohn a écrit une œuvre puissamment émouvante sur le passé » ; perdu » ; d’une famille, qui rappelle à la fois l’opulence des œuvres en prose de Proust et les textes elliptiques de W.G. Sebald. Une réussite exceptionnelle. » Joyce Carol Oates
« Les Disparus est une bouleversante enquête de détective à part entière, doublée d’un questionnement sur les interventions énigmatiques de Dieu dans les affaires humaines, et approfondie par une réflexion sur la part d’inéluctable et d’incompréhensible que le hasard introduit dans l’Histoire. » John Maxwell Cœtzee
« Entre épopée et intimité, méditation et suspense, tragédie et hilarité, Les Disparus est un livre merveilleux. » Jonathan Safran Fœr « Mendelsohn réussit à assembler un tableau immensément humain dans lequel chaque témoin a un visage et chaque visage une histoire et un destin. » Elie Wiesel »
© Flammarion
Le père de Daniel est Jay. Celui de Télémaque est célèbre et largement célébré : Ulysse. Les premiers sont nos contemporains. Les seconds ont vécu huit siècles avant Jésus. Deux hommes d’aujourd’hui. Deux héros mythiques et à Odyssée, Odyssée et demi. Chez Homère, Télémaque s’initie et grandit en attendant le retour de papa. Chez Mendelsohn, c’est papa qui assiste aux cours du fiston …
Mais d’aventures en aventure, de pères en père …
Mendelsohn nous voyage…
Le retour prendra 10 ans au vainqueur des Troyens. L’affûtage réussi de la filiation chez les Mendelsohn prendra six semaines de séminaire et une croisière en Méditerranée sur les traces du maître d’Ithaque. Premier viatique: se dire, comme le fait l’helléniste et professeur de grec ancien à Bard College dans une relecture singulière que la grande œuvre d’Homère est certes une histoire manigancée par des déesses et des dieux facétieux de mari lointain et de femme patiente mais uniment le récit de l’initiation d’un fils qui panse l’idée d’un père mort et de retrouvailles entre générations.
Or personne ne sait très bien où se trouve son « bon père » et, plus grave, nul ne sait même s’il est encore en vie. cette incertitude pose d’autres questions : … Le fils du héros peut-il, le cas échéant, être le roi de l’homme que fut son père? Pour l’heure, la réponse à cette dernière question est de toute évidence non.
Jamais je ne l’ai vu pleurer. D’ailleurs, tout au long de mon enfance, j’ai moi-même déployé de formidables efforts pour éviter de manifester mes émotions. Mon père détestait les signes de faiblesse — à commencer par la maladie pour laquelle il affichait une sorte de mépris, comme si le fait d’être souffrant était une défaillance éthique plutôt que physique. Quand il nous arrivait de devoir rester à la maison pace que nous étions malades, il passait la tête par la porte de notre chambre avant de partir travailler et soupirait d’un air las et excédé, comme si cette grippe ou cette varicelle signifiait le début de quelque irréversible décadence morale.
Enfin, et c’est la réussite de ce livre, Daniel Mendelsohn, excelle dans la technique toute homérique du récit circulaire. Il passe d’Ulysse à papa et de papa à Ulysse sans coup férir.
Circulez, il y a à voir!
Plus largement, Mendelsohn reste un passeur, celui de l’Histoire au travers de quelques lettres jaunies (« Les revenants »2007), celui d’une passion pour une culture ancienne et ses techniques d’écriture.
Du coup, il arrivait souvent que, même lorsque je connaissais bien les étudiants, je continue à les associer par réflexe à leur signe particulier, comme Zack-aux-fines-lunettes-rondes ou Maureen-aux-yeux-verts, comme si ces traits et particularismes physiques, loin d’être superficiels, étaient en fait révélateurs de quelque essence intèrieure inaliénable, un goût de la précision ou une irrésistible espièglerie. Ce n’est pas très différent de la façon dont, dans les èpopées homériques, certains personnages sont identifiés par des épithètes consacrées faisant référence à une caractéristique ou à un attribut physique (« Achille au pied léger » ou « Athéna aux yeux pers ») ou encore à une posture ou une gestuelle particulière.
On notera que la langue des signes a le même sens de la nomination.
Mendelsohn réussit à passer d’un récit à l’autre en trompant tous les lecteurs cyclopes, sans moutons et sans cheval, tout en fluidité. Il les nourrit de son érudition, explique la nécessité du proème, joue avec les étymologies, celle d’homophrosynê, par exemple qu’il traduit par « bonne intelligence » – un essentiel de l’entente qui permet la reconstitution du couple Pénélope-Ulysse après tant d’absence. Il le repère par les objets transitionnels. Le lit fait par son père dont il a l’usage; celui, avec secret de fabrication, « marqueur de l’identité d’Ulysse… symbole de la fidelité de Pénélope ».
Homère a signé vint-quatre chants pour faire rentrer son héros. Il faut quatre-cent-dix-huit pages à Daniel Mendelsohn pour toucher terre. Voyage au terme duquel le fils se rend compte, contrairement aux doutes récurrents qui ponctuent son récit, que le père n’a pas assisté pour rien à son séminaire. Parce qu’il y a séduit le reste de sa classe qui n’était pas d’âge (voir la lecture). Parce qu’au terme de leur périple ionien perturbé par une tempête qui empêche d’accoster là où Ulysse est supposé l’avoir fait, Jay Mendelsohn, contre toute attente filiale, en élève attentif aux explorations insatiables de son maître, consent: « Le poème est vraiment plus vrai que le réel ! »
À sa chacun son Ithaque!
La dernière ligne de cette épopée-ci, brutale comme un appel téléphonique en pleine nuit, est doublement définitive:
« De sa voix claire, Ginny dit, C’est ton père. »
Lire quelques pages d’« Une odyssée » sur le site de l’éditeur …
« Daniel Mendelsohn a écrit une œuvre puissamment émouvante sur le passé » ; perdu » ; d’une famille, qui rappelle à la fois l’opulence des œuvres en prose de Proust et les textes elliptiques de W.G. Sebald. Une réussite exceptionnelle. » Joyce Carol Oates
« Les Disparus est une bouleversante enquête de détective à part entière, doublée d’un questionnement sur les interventions énigmatiques de Dieu dans les affaires humaines, et approfondie par une réflexion sur la part d’inéluctable et d’incompréhensible que le hasard introduit dans l’Histoire. » John Maxwell Cœtzee
« Entre épopée et intimité, méditation et suspense, tragédie et hilarité, Les Disparus est un livre merveilleux. » Jonathan Safran Fœr « Mendelsohn réussit à assembler un tableau immensément humain dans lequel chaque témoin a un visage et chaque visage une histoire et un destin. » Elie Wiesel »
© Flammarion
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