Alors qu’il reprend ce 14 janvier ses cours au Collège de France, Antoine Compagnon se « met à la fenêtre pour se regarder passer ». Dans Une question de discipline (Flammarion 2013), l’auteur du best-seller Un été avec Montaigne se plie à l’exercice de l’entretien. Un art de lire et de s’affranchir des rigidités disciplinaires, au-delà des «Murailles de Chine» qui entravent la conduite de la vie.
Avec Une question de discipline, Antoine Compagnon continue à explorer de nouvelles formes littéraires qui aident à saisir la singularité d’un parcours et d’une pensée hors norme. Le titulaire de la Chaire de littérature française au Collège de France avaitconsacré ses cours des années 2008 à 2010 au thème «Écrire la vie»: après la théorie, lui-même s’était essayé à l’écriture de soi dans La Classe de rhéto (Gallimard, 2012), qui décrivait l’année charnière que fut sa classe de 1ère au Prytanée de la Flèche, le prestigieux lycée militaire de la Sarthe. L’angle se fait plus large dansUne question de discipline, puisque l’auteur revient, au fil de plusieurs entretiens avec Jean-Baptiste Amadieu, sur les grandes lignes de sa formation intellectuelle, depuis son enfance jusqu’à son actualité au Collège de France. La discipline n’est donc plus tant la règle qui contraignait les corps et les esprits de lycéens indociles que le choix de se spécialiser dans le champ de la littérature, après un passage à Polytechnique. Et au-delà de la discipline universitaire, ces entretiens décrivent la conduite d’une vie où vagabondage et rigueur ont toujours contourné l’hyperspécialisation : comme pour nous dire que l’ascèse n’est jamais aussi efficace que conjuguée au goût de la liberté.
Les premières parties de ce recueil, «Une jeunesse liseuse» et «La vocation d’un professeur», ont l’intérêt de refléter l’histoire intellectuelle d’une génération, derrière les lectures et les rencontres de l’auteur. Comme tous les jeunes garçons qui grandissent entre la Seconde guerre mondiale et la guerre d’Algérie, il lit des romans de guerre, avant de vivre les grandes années du livre de Poche dans les années 1960. Ce sont les parutions hebdomadaires lancées par l’éditeur André Fermigier qui permettent au lycéen de conserver un équilibre mental pendant ses années d’internat. En mai 68, l’élève du Prytanée s’intéresse à Althusser, achète L’Humanité par esprit de provocation. Après deux ans de classes préparatoires scientifiques, il intègre Polytechnique : depuis les anciens locaux de la prestigieuse école, il est à pied d’œuvre pour explorer le Quartier latin et toutes les disciplines qui s’y enseignent dans les années 1970, l’anthropologie avec Lévi-Strauss, la psychanalyse lacanienne, la linguistique. Le Collège de France aura tôt fait de le conduire d’une discipline à l’autre.
Sérendipité
Auditeur de Michel Foucault puis de Roland Barthes, le jeune polytechnicien noue très vite une amitié étroite avec le second, dont il suit le «petit séminaire» en 1974 et 1975. Des étudiants triés sur le volet – Chantal Thomas, Nancy Huston ou les frères Bogdanov par exemple – y sont ses émules. Compagnon déjeune chaque semaine avec Barthes, qui litses premiers travaux et l’encourage à continuer, décelant sans doute chez lui l’intuition et la «sérendipité», cet art de trouver ce qu’on n’avait pas prévu, qui caractérisent le bon chercheur. Encore très marqué par sa formation scientifique, l’étudiant cherche des «interfaces» entre les deux «cultures», scientifique et littéraire. Les grandes heures de la linguistique et de la pragmatique lui donnent un cadre idéal pour pratiquer l’analyse logique, qui vise à juger, selon des critères presque scientifiques, la valeur de vérité d’un énoncé.Dans sa thèse, La Seconde Main, l’auteur pose à la littérature «une question d’ingénieur» en s’intéressant à la citation : il s’y demande comment une œuvre littéraire se fabrique, se « bricole » à partir d’innombrables textes antérieurs, dont il garde la mémoire. Des années avant Un été avec Montaigne, (Éditions des Équateurs et France inter, 2013), Les Essais occupent déjà une place centrale dans sa thèse, que dirige Julia Kristeva.
Un parcours d’enseignant-chercheur commence alors pour Compagnon, de l’Université du Mans à l’Institut français de Londres, de la Sorbonne à l’Université de Columbia. Il refuse de se limiter à un siècle et devient une référence dans les études critiques sur Montaigne aussi bien que sur Baudelaire et sur Proust. Face au «démon de la théorie», qui est le titre de l’un de ses livres les plus lus, il fait l’éloge de la perplexité, voire même de la bêtise, qui dissipe les illusions.
Les dernières parties de son livre soulèvent enfin diverses questions sur l’enseignement ou sur «les lettres aujourd’hui». Son expérience des systèmes universitaires français et anglo-saxons, – il a été scolarisé aux Etats-Unis, avant d’y devenir professeur – lui permet de comparer des méthodes d’enseignement radicalement différentes. En France, il dénonce «la muraille de Chine» entre les disciplines, qui pénalise selon lui l’enseignement supérieur.
Il s’interroge enfin sur l’avenir de la lecture, en observant que certains des auteurs les plus lus actuellement ne sont plus eux-mêmes des lecteurs, véritable «révolution» au sein d’une littérature qui s’était toujours nourrie de la lecture des œuvres du passé. À travers son parcours, Compagnon nous donne pourtant la preuve que la liberté se conquiert par la culture, dont la lecture est un passage obligé. Malgré les sirènes contemporaines, Une Question de discipline convainc ainsi que choisir les lettres est la plus sage des décisions.
Une question de discipline – Flammarion
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