Où il n’est pas question d’alcool – pourtant un sujet agricole en or – mais des petits bobos du quotidien. Et de la manière dont on ne les soigne pas. Ce qui fonctionne bien ! Enfin disons que ça passe ou ça casse…
C’est ce que je pensais à 18 ans, alors que je n’avais croisé qu’une sauterelle, un taon et une punaise de toute ma vie (et encore, peut-être derrière une fenêtre). Mais je le réaffirme vingt ans plus tard, désormais en pleine conscience.
On peut adopter un noble point de vue en se disant que c’est nous qui avons envahi le territoire de cette faune sauvage, et devons accepter la cohabitation. Une approche plus naturaliste peut même démontrer que ce sont nos pratiques humaines qui engendrent des déséquilibres, donc la recrudescence de ces indésirables.
Quoi qu’il en soit, la confrontation avec ces parasites de cauchemar est régulière, toujours surprenante, et malgré toute bonne volonté écologique, déroutante. Je le repère désormais à la moue de mes deux pharmaciennes quand l’incident que je relate dégoûte toute la file de clients…
Hier par exemple, devant rentrer des brebis sous une averse imprévue, j’ai été ravie de retrouver un vieux ciré qui traînait dans un coin! J’ai ainsi pu travailler dehors et au sec. Puis la chaleur de la voiture a réveillé le nid de guêpes installé dans la capuche, c’est à dire sur ma tête, et elles se sont mises à me piquer. J’ai hurlé, arraché mes vêtements et couru chez un voisin qui m’a aspergé de vinaigre blanc et a enlevé les guêpes emmêlées dans mes cheveux. Je craignais de gonfler – ou de mourir – donc j’ai filé à la pharmacie, débraillée et pleine de vinaigre, où l’on m’a rassurée sur le fait que quatre ou cinq piqûres de guêpes mal réveillées n’étaient pas létales, mais que quand même, si je sentais la fièvre monter, il faudrait appeler le 18.
La perspective de gonfler m’horrifie car cela m’est déjà arrivé: en quelques minutes, j’étais méconnaissable, mais avant d’aller aux urgences (à trente kilomètres), j’ai été chercher mon fils. Mon visage de baudruche difforme a épouvanté toute l’école… L’origine de ce gonflement reste une allergie mystique (insecte, piqure, plante?) et j’ai retrouvé forme humaine trois heures plus tard.
La moue des pharmaciennes, bien que compatissante, traduit parfois leur approche dubitative de mon cadre de travail. Notamment quand je me suis fait attaquer par un de mes chats de bergerie. Adopté il y a 4 ans pour manger les rongeurs qui squattent le foin, ce chat vit de sa chasse et de ses croquettes, dort dans le tracteur et constitue une source de câlin réconfortante dans la trivialité d’une journée de travail. Sauf cette année, où il m’a attaqué avec ses dents et ses griffes comme un zombie incontrôlable. J’ai eu tellement mal que
1/ j’ai pleuré de surprise (et de solitude au cœur de l’hiver, d’énervement contre mon boulot qui n’a pas de sens quand on ne gagne pas sa vie, de rage contre les tempêtes qui ont arraché les bâches de ma serre, de lassitude de la pluie qui n’en finit pas, etc) mais j’ai tout mis sur le dos du chat
2/ j’ai ressenti une telle douleur électrifiante dans le bras que j’ai craint d’avoir un tendon sectionné
3/ j’ai détalé à la pharmacie au cas où un antidote serait nécessaire pour éviter infection et maladie, genre la rage. Un kit antiseptique m’a été donné, bien utile quand je me suis refait croquer… à la fesse. Cette fois, je n’aurai pas osé montrer la blessure, risible mais sanglante, composée d’une morsure avec longue canines et dentition féline imprimée, entourée de l’accrochage de quatre pattes griffues autour de la cuisse. La colère l’a emporté sur la susceptibilité et j’ai piégé ce schizophrène de chat pour l’exfiltrer de ce lieu où j’accueille parfois des enfants.
Une autre fois, la pharmacienne avait pris gentiment sur elle en me bandant la main suite à une infection mystérieuse, sous forme d’un gros bubon spongieux que le médecin avait disséqué avec curiosité au scalpel. Purulent et flippant. Mon nouveau réflexe: faire des analyses pour écarter le risque de staphylocoque. Les petites lésions aux mains sont si fréquentes (barbelés, ronces, trucs bizarres dans le foin, plaies infectées des animaux traitées sans gant, etc.) que j’ai fait une mise à jour de tous mes vaccins. L’immobilisation d’un bras est tellement inenvisageable et coûteuse que je prends désormais soin de moi comme s’il s’agissait de ma voiture!
C’est en me cassant le bras (attaquée par un bouc à coups de cornes) que j’ai réalisé à quel point un problème de santé temporaire pouvait se révéler fatal pour une petite ferme indépendante. Un agriculteur n’est pas couvert comme un employé, il est indemnisé vingt euros par jour pour salarier un remplaçant censé s’astreindre à ses huit ou dix heures de boulot. Excellent pour le moral et l’ego, la valorisation sociale à vingt euros de la journée d’un métier où l’on bosse tous les jours, sans vacances, à produire de l’alimentation. L’image que nous renvoie la société est parfaite pour avoir juste envie d’aller se pendre, dans le genre: tu es remplaçable pour moins que rien. Et ta valeur travail est proche de zéro.
J’ai embauché un « vacher de remplacement » pour me conduire aux brebis, mais aussi à l’école et faire des courses, pendant six semaines. Sans le soutien financier de ma famille, mon exploitation n’aurait peut-être pas survécu à ce coup dur.
Outre les accidents graves, il faut aussi être vigilant aux petits bobos qui sont bénins quand on travaille « dans le civil » mais qui peuvent avoir des conséquences lourdes quand on est à son compte. Les grippes et gastros sont à proscrire; les gueules de bois prohibées à certaines saisons; les boiteries, insolations et chutes de tension incompatibles avec le pâturage en espace naturel; on gagne à devenir insensible aux rages dentaires et à la vue de son propre sang; on a intérêt à apprendre à conduire d’un œil quand on s’est pris un éclat de bois dans la cornée, et à se recoller soi-même un morceau qui pendouille avec de la bombe antiseptique vétérinaire ou un enduit de miel.
On a beau se constituer une pharmacie de secours complète, celle-ci finit immanquablement dans le corps d’un animal. Mais l’inverse est impossible: je n’ose plus mettre dans l’enfant un thermomètre qui a connu divers orifices ovins …
Côté trouble du comportement, notre profession incite à la paranoïa, au surmenage, à la crise de nerfs, à la névrose sociale et à la dépression, mais on ne les soignera pas car le monde rural juge d’un très mauvais œil les faiblards qui s’écoutent pleurnicher. Si maintenant même les bons paysans s’inventent de toute pièce des maladies de citadin, c’est qu’ils n’ont plus leur place dans une ferme! On évitera donc de se plaindre en public, d’être vu dans l’antichambre d’un médecin ou encore pire, dans une pharmacie (ce qui constitue le comble de la maladie imaginaire). Une salle d’opération est éventuellement tolérée quand on en est à son troisième cancer diagnostiqué trop tard, ou les urgences quand on a une vraie bonne raison, comme un doigt arraché ou une artère ouverte par une tronçonneuse. Point d’excuse si le pronostic vital n’est pas engagé à court-terme.
Dernier recours dont le message est clair: le suicide. Ce qui permet de faciliter a posteriori le diagnostic de dépression sévère et d’incapacité à s’exprimer. Mais gare à l’entourage endeuillé qui oserait geindre ou sombrer dans la boisson, la perte sera vite annoncée dans le voisinage. Et la ferme convoitée.
Face à de tels drames, il y a franchement de quoi se réconcilier avec ces petits insectes pas si méchants que sont les araignées, les brebions (des tics du bétail qui nous grimpent dans les cheveux), les myiases (asticots qui dévorent le mouton vif après que la mouche ait pondu dans une plaie), le ténia (vers solitaire), la grande douve (immonde parasite qui se balade dans le foie)… dont on peut rationnellement se débarrasser, après tout.
En revanche, pour leur parcours santé personnel, les agriculteurs devraient plutôt miser sur:
• Un bon patrimoine génétique
• Une assurance décès à jour
• Une pomme chaque matin (pas d’efficacité prouvé mais dans le doute…)
• Une bonne étoile (c’est encore le plus sûr)
► page facebook desmotsdeminuit.fr Abonnez-vous pour être alerté de toutes les nouvelles publications.
Articles Liés
- La bergère DMDM #43: Bergère contre chasseurs?
Traversant un désaccord avec la "Fédération des Chasseurs", je découvre que leur énervement les mène…
- La bergère DMDM, épisode #41: vol au vent ...
Zef, brise, embruns ou blizzard… Que cet aimable champ lexical évoque la fraîcheur des grands…
- La bergère DMDM #51: Quitter le nid...
Les chers petits, ces chérubins familiers, doivent désormais faire face à leur destin de ruminant.…
-
« Hollywood, ville mirage » de Joseph Kessel: dans la jungle hollywoodienne
29/06/202053530Tandis que l’auteur du Lion fait une entrée très remarquée dans la ...