Champs de Foire et chant d’espoir. À qui le dites-vous? #64
L’automne est traditionnellement la saison des foires agricoles, car la fin des récoltes laisse du répit aux paysans. Ils peuvent alors apprêter leurs animaux, qui ne sont jamais aussi beaux qu’à ce moment de l’année propice aux concours et à la vente.
Quelle foire ?
Ma minuscule commune accueille chaque année une immense foire. Depuis mille ans sans discontinuer! Ces foires sont nées sur la base d’échanges agricoles interrégionaux: on venait y vendre et y acheter du bétail. Optimisant la distance et l’afflux de visiteurs, des marchands de toute sorte s’y sont greffés au fil du temps. L’expédition à la foire devenait l’occasion pour les paysans de faire le plein de produits rares: sirops et remèdes, tissus, poterie, paniers et quincaillerie.
Depuis mille ans, l’offre s’est diversifiée et les Tupperware ont remplacé les paniers d’osier, mais le rituel reste le même. Il consiste à acheter des trucs et des machins, habillé sur son 31, content de saluer ses voisins parmi les 300 000 visiteurs!
Un cauchemar de toc …
Sur ses photos promotionnelles, la Foire de Lessay mise sur son Marché aux Chevaux, vente de chiots et exposition des vaches de France, mais les animaux sont surtout symboliques. Quelques allées, telle celle des vins, présentent un intérêt concret (pour les parents), ou celle des tracteurs (pour les enfants). Mais la superficie est surtout occupée par un déballage de « merdouilles » improbables qui vous coûteront moins de 4€. Entre les t-shirts péruviens, les faux Laguiole, le miroir déformant, les plaques de gazon synthétique, le pendentif du Che, les bonbecs au kilo, les coussins imprimés photo de chien, la maroquinerie de contrefaçon, les babouches en similicuir, les éplucheurs révolutionnaires et les foulards fluo, chaque objet crie son origine made in China et son destin autodestructible dans les minutes après l’achat. Passé l’amusement de l’improbable déferlement de couleurs, la déambulation se transforme en un cauchemar de toc.
Ah, la vache…
Mais ce même week-end, dans une région voisine avait lieu une foire plus rare: la Fête de la Vache Nantaise, dédiée aux races locales et à la paysannerie. Un rassemblement engagé et exalté, qui n’a lieu que tous les 3 ans, ou tous les 7 ans… ou quand ils ont de l’énergie pour l’organiser. Public attendu: 6 fois moins que la foire de mon canton, que j’ai quittée en cours de route. En revanche, des centaines de bénévoles et producteurs passionnés, venus des quatre coins de la France trinquer et réfléchir ensemble au nécessaire renouveau de l’agriculture, plus propre, plus cohérente, plus humaine.
À table… ronde
Dans ce cadre, les organisateurs m’avaient invitée à intervenir à « l’Université Paysanne », table ronde filmée autour de réflexions sur le bien-manger, les circuits-courts… Les intervenants étaient tous plus prestigieux les uns que les autres, entre fondateur de Slow Food, chefs étoilés, critiques gastronomiques médiatiques, boucher stars, journalistes, écrivains épicuriens, etc. La table ronde à laquelle je participais était merveilleusement élégante, chaque phrase prononcée par l’un d’entre nous sonnait comme le dogme d’un gourou, invitant à retrouver le sens du goût, la cohérence des saisons, la vision des paysages, la passion du potager familial.
Mais…
Mais cette scène m’a soudain mise mal à l’aise. Mon voisin de parloir, chef multirécompensé ayant rendu ses étoiles, encourageait les spectateurs à préparer leurs propres bocaux de coulis de tomates avec les produits de leur jardin. La salle se pâmait et applaudissait.
Évidemment que les spectateurs approuvaient: ils étaient déjà conquis par ces préceptes, ce qui expliquait leur présence. Leur asséner des vérités dont ils étaient convaincus avait-il vraiment un sens?
L’impression d’un entre-soi élitiste m’a refroidie. Ce public-là fait déjà vivre des Biocoop et des AMAP, cultive son jardin, trie ses déchets, ramasse ceux qu’il trouve sur les chemins de rando et économise l’eau potable. Que lui apporte d’écouter nos paroles? On peut se demander ce que nos paroles peuvent leur apporter?
Je nous ai trouvés vains, à énoncer des conseils convenus à des gens qui les avaient mille fois entendus. J’ai eu envie de nous téléporter dans la foire précédente, celle des 300 000 spectateurs populaires qui achètent des bonbecs au kilo, de l’oasis au litre et des fringues fluo jetables. Ce sont eux qui ont besoin d’entendre notre exposé sur l’alimentation, la santé et le climat. Mais viendraient-ils y assister? Non bien sûr. Ils trouveraient cela intello, culpabilisant, abstrait et impossible à mettre en œuvre. Et c’est justement pour cela que l’on doit s’adresser à eux.
Mes confrères sur scène sont-ils allés récemment dans un Auchan ou un Leclerc scruter le caddie des vrais français? Mesurer le linéaire de rayon de biscuits apéro, de céréales de petit déjeuner et autre junk-food à l’huile de palme et suremballés?
Des zadistes sans futur…
Quand on tutoie les cieux étoilés, les clients éclairés et les producteurs bios, prend-t-on encore conscience de la population qu’on laisse sur le bord de la route? Comme ces mères de famille qui achètent ce que l’industrie agro-alimentaire produit de pire, car elles ont l’impression d’effectuer un acte d’amour en apportant à ceux qu’elles aiment les marques qu’ils réclament. Elles n’ont pas l’impression d’attenter à la santé de leurs enfants, ni de participer à la ruine des producteurs locaux, ni au sabotage des paysages traditionnels. C’est pourtant cela que provoque leurs achats ménagers.
C’est à elles qu’il faut expliquer la relation entre alimentation, santé et climat. Mais pour s’adresser à une telle consommatrice, il faut lui parler son langage et prendre en compte les contraintes et les paradoxes de son univers.
Sa vie consiste peut-être travailler en trois-huit, vivre en appartement, la télé allumée, avec une boîte aux lettres pleine des promos de supermarchés. Elle ne lit pas Télérama et n’écoute pas France Inter. Alors l’enjoindre à faire ses bocaux de coulis avec les tomates du jardin, ça lui fait une belle jambe. Et ça risque de la perdre pour la « cause » car elle ne va rien pouvoir s’approprier dans le discours.
Partant du principe que notre intervention (celles des chefs, journalistes gastronomiques, etc…) serait plus utile sur des parkings d’hypermarchés, j’ai alors réalisé que nous ne serions jamais assez nombreux, assez visibles, assez convaincants face au conditionnement que subit le consommateur. Et que la seule manière de rétablir son libre-arbitre passe par des décisions politiques. Pour modérer l’agressivité publicitaire de l’industrie agro-alimentaire, grâce à des messages expliquant le fonctionnement global de notre monde, les liens de cause à effet entre consommation et pollution. Mais dans ce domaine, la France a envoyé tous les signaux du renoncement: échec du Nutri-Score, de Nicolas Hulot, des États Généraux de l’Alimentation,…
Quelle frustration!
Comment rebondir et garder espoir? Reporter notre énergie sur l’étage du dessus, les élections européennes de mai 2019, pourrait constituer un des ultimes leviers avant de tous nous transformer en zadistes sans futur.
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