CETA qui de jouer? Une bergère contre vents et marées… 🐑 #96
CETA signifie « Comprehensive Economic and Trade Agreement« . Il s’agit d’un traité de libre-échange établi entre l’Union Européenne et le Canada. Les points de vue diffèrent : ses défenseurs promettent que cela va « relancer la croissance » tandis que ses opposants alertent sur les méfaits de cette mondialisation délirante, qui broie l’humain comme le climat.
L’UE a plusieurs traités de libre-échange sur le feu, avec différents pays ou continents (TAFTA, Mercosour…). Objectif du CETA: augmenter de 25% les échanges commerciaux entre les deux parties.
Les négociations ont été conclues en 2013 et signées en 2016 entre le Premier ministre du Canada et le président du Conseil européen. Mais pour que ce traité soit intégralement mis en œuvre, son texte doit être ratifié par les parlements canadiens et ceux des 28 États de l’Union européenne. Chaque État-Membre étudie le texte et le ratifie, ou pas. En 2016, le parlement Wallon (Belgique) a voté contre. En France, l’Assemblée nationale vote pour le 23 juillet 2019, vote qui doit bientôt être ratifié par le Sénat. Les Députés sont élus au suffrage direct des citoyens. Pour les Sénateurs, c’est plus compliqué. Ils ne sont pas élus par des citoyens mais par des grands électeurs: les maires et les conseillers départementaux. Ce mécanisme permet aux Sénateurs de ne pas rendre de comptes directement aux citoyens (puisque ce ne sont pas eux qu’il faut convaincre ou séduire) mais aux autres élus. Si cela les prémunit d’une forme de démagogie électorale, ils ont en revanche une approche de l’intérêt collectif plus complexe, nourrie de paramètres invisibles du grand public. Autrement dit, ils sont relativement coupés du peuple et davantage soumis aux tiraillements politiques et économiques, dans les limbes des bureaux parisiens.
À l’autre bout de la chaîne sociale, il y a la Confédération paysanne, le plus petit syndicat d’agriculteurs, dont je fais partie. Pourquoi est-il le plus petit? Parce qu’elle ne se contente pas de défendre les intérêts de sa profession, elle défend une alimentation de qualité, le partage de la ressource, la santé publique, la parité et la justice sociale, la préservation de paysages, le bon sens paysan, l’autonomie et non l’aliénation à un groupe commercial, etc… c’est à dire une approche durable de la ruralité toute entière.
On ne promet pas aux agriculteurs de défendre leur droit à absorber leur voisin, acheter un plus gros tracteur, construire une plus grosse stabulation, toucher plus de primes, produire plus et à exporter… Du coup, notre discours ne les séduit pas tellement (car la plupart des agriculteurs ont encore envie de croire qu’ils peuvent produire plus, exporter et absorber leur voisins!) et ils sont minoritaires à élire notre syndicat pour les représenter. Nous avons donc peu de moyens financiers et peu d’écoute de la part des politiques, contrairement au syndicat majoritaire dont on dit souvent qu’il « tient » le Ministère de l’Agriculture grâce à un jeu de lobby et d’accords.
La Confédération paysanne bénéficie en revanche d’un très fort capital sympathie auprès des consommateurs car l’agriculture que nous faisons est celle que les Français plébiscitent: extensive, herbagère, à taille humaine, ouverte et transparente, en entraide et bienveillance, sans pesticide ni surproduction, pour le maintien d’un maillage rural équilibré et sain.
À la lumière de la réalité agricole que nous vivons chaque jour, l’adoption du CETA est une perspective épouvantable. Le gouvernement diffuse un argumentaire rassurant, mais dans un langage commercial et technocratique difficilement compréhensible. Il faut vraiment se plonger dedans, analyser et traduire ce texte pour entrevoir les conséquences réelles d’un tel traité, notamment dans sa partie d’échanges de denrées agricoles. Par exemple, de nombreux pesticides sont autorisés au Canada et non en France. Des farines animales et des stimulateurs de croissance y sont encore données aux ruminants, bien qu’interdites en Europe. Le hors-sol et la production intensive sont privilégiés. Le Canada est le quatrième producteur mondial de culture d’OGM.
Le texte est émaillé d’exemples précis qui méritent tous d’être expliqués, mais l’absurdité tient en une seule phrase :
Pourquoi vendre à l’étranger notre bétail vivant, qui a grandi en France, élevé par nos paysans dans nos herbages naturels, et importer du bout du monde de la viande hors-sol, « dégueulasse », nourrie aux hormones de croissance, au soja qui déforeste et aux céréales cultivées avec des pesticides interdits ici?
Qui peut défendre l’idée absurde et criminelle de mettre cette viande médiocre dans un bateau, sous atmosphère contrôlée (mélange gazeux pour limiter la prolifération des bactéries), cramer du carburant pour traverser l’océan, et venir remplir les rayonnages des supermarchés de France, qui est elle-même en excédent de production et exporte ses animaux vivants, serrés dans des bétaillères et des bateaux dans des conditions inimaginables?
Rien que l’écrire me donne des frissons sur la tournure tordue du monde et l’irresponsabilité de ceux qui le dirigent.
À la Confédération Paysanne, nous avons une conscience aiguë et responsable de notre rôle de lanceurs d’alerte. Il ne peut en être autrement quand nous voyons des collègues désespérés se suicider, des fermes-usines racheter leurs terres et vider un village de toute vie, des centaines d’hectares de bocage ou de pommiers arasés pour produire du maïs, du biocarburant ou de la matière organique pour faire de la méthanisation… Les français veulent se nourrir d’aliments qui ont du sens, qui sont sains, dont la production génère richesse et fertilité dans nos campagnes. En réponse à cela, les décisions politiques poussent les petits paysans dans le mur, favorisent l’agro-industrie qui est porteuse de précarité sociale, de désolation rurale, de pollution, de malbouffe, de problèmes de santé et de disparition de la paysannerie.
Les dérives que nous dénonçons ne concernent pas uniquement notre profession mais l’équilibre de la société toute entière. Nous avons donc écrit à tous les Sénateurs pour les implorer de voter contre le CETA. Dans la Manche, l’un d’entre eux nous a répondu et invités à le rencontrer. Une aubaine d’avoir accès à un être humain. Nous avons apprécié qu’il nous ait accordé 1h30 de sincérité pour confronter nos points de vue. Car il n’a été ni langue de bois ni hypocrite, il nous a livré avec clarté sa vision de l’agriculture. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est cynique et déshumanisée.
Il est bien sûr réducteur de synthétiser 1h30 de discussion en quelques phrases, mais voici sa substance: selon lui, ces traités de libre-échange sont une chance car les normes de l’agriculture européenne nivellent par les haut les agricultures moins qualitatives (celles que nous nommons carrément « poisons », par exemple les végétaux produits avec pesticides, OGM et sombres molécules chimiques).
Jean Bizet a trouvé charmantes nos petites fermes à taille humaine, mais a estimé qu’elles doivent rester marginales, en expliquant que 20% de la production française, dotée d’un label de qualité, c’était bien suffisant pour ne pas faire plonger le marché. J’étais si éberluée que j’ai plusieurs fois reformulé : « Monsieur le Sénateur, vous défendez donc l’idée que 80% de l’alimentation produite doit rester polluante, bas-de-gamme et issue de la production intensive sous perfusion de la pétrochimie ?! ». La réponse est bien oui.
Il a réfuté toute relation de cause à effet entre l’agriculture intensive, la pollution des sols, la précarité sociale des paysans de tous pays, les scandales alimentaires, la surproductivité, la pétrochimie, faire parcourir des milliers de kilomètres à des denrées sous payées, la malbouffe, la santé publique, la surpêche, la biodiversité etc. D’après lui, rien n’est lié, il ne faut pas tout mélanger.
Quand nous avons évoqué les abeilles (officiellement en voie d’extinction), l’huile de palme, les marches pour le climat dans le monde, les rapports scientifiques alarmants sur le réchauffement climatique ou les agriculteurs français ruinés… ses yeux bleus nous ont regardés avec la gentille bienveillance que l’on a pour un enfant qui déclare qu’il sera cosmonaute quand il sera grand. Comme il l’a dit à La Manche Libre après notre départ, il a trouvé chez nous « une certaine nostalgie d’une ruralité dont on peut rêver, mais qui n’est plus celle d’aujourd’hui. »
J’affirme l’inverse: je trouve chez ce sénateur la nostalgie d’une agriculture qui n’est plus celle d’aujourd’hui. Il prône celle des Trente Glorieuses, qui était productiviste, conquérante, chimique, polluante, et arrogante au point qu’on en faisait un modèle mondial. C’est cette approche qui est dépassée.
Mes confrères de la « Conf’ » n’étaient pas dupes de ce rendez-vous: ils vivent depuis des années ces échanges condescendants avec les politiques. Ils m’ont prévenue juste avant d’entrer: Jean Bizet est un fervent défenseur des OGM. En mai 2019, l’émission Envoyé Spécial révèle qu’il apparait sur les fichiers secrets de Monsanto comme étant un de leurs alliés susceptibles d’influencer Nicolas Sarkozy à propos du glyphosate. Dans l’émission, il clôt l’entretien en faisant valdinguer la caméra.
Mais j’avais envie d’être constructive: avoir accès à un Sénateur me semblait une telle chance! Son point de vue, national et européen, aurait forcément dû être intéressant, même si je ne partage pas sa sensibilité.
Davantage que de la condescendance, j’ai surtout ressenti un ravin générationnel. Ce monsieur de 72 ans est entré en politique en 1983. Sa vision de la société s’est-elle figée à ce moment-là? Depuis, sa carrière se déroule entre bureaux officiels et couloirs officieux. Une vie façonnée par le projet d’être réélu permet-elle une approche sincère de la société?
Que connaît-il de l’état réel du pays, des besoins d’un Gilet jaune, d’un petit paysan, d’une mère célibataire, d’une famille recomposée, de la jeunesse écœurée de cette surpuissance des boomers? Son discours politique, émerveillé par les sirènes de la mondialisation et de la globalisation, nous a ahuris par son éloignement d’avec la réalité sur Terre en 2019.
Dans ma recherche perpétuelle de leviers pour redonner autonomie, salubrité et bon sens au monde rural, je peux désormais rayer la ligne Sénateur.
Terminer cet article par cette photo et la vision d’une agriculture durable donc d’avenir, me semble important! Mes préconisations: se rincer l’œil sur ces photos qui redonnent foi en l’élevage après lecture de mon sombre constat politique.
“Une bergère contre vents et marées”: tous les épisodes
♦ Stéphanie Maubé invitée de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♦ Stéphanie Maubé, le film “Jeune Bergère” de Delphine Détrie (sortie: 27/02/2019)♦ Stéphanie Maubé dans l’émission “Les pieds sur terre” – France Culture: (ré)écouter (07/04/2015)
♦ Le portrait de Stéphanie Maubé dans Libération (26/02/2019)
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter “On va déguster“: (ré)écouter (6 mai 2018)
♦ Le site de Stéphanie Maubé
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