Les jours d’après. 🇺🇸 Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #244
Les États-Unis entrent en quarantaine, et Marco a comme une impression de déjà-vu.
Fin septembre 2001, dans une voiture qui roule dans la banlieue de Washington, la passagère assise à l’avant explique que ce 11 septembre, le monde a fondamentalement changé. Le chauffeur et la personne assise à côté de moi à l’arrière abondent avec gravité, plus rien ne sera jamais comme avant. Je suis un peu surpris. J’explique qu’à mon sens rien n’a vraiment changé, le monde est toujours le même, semblable à ce qu’il était il y a trois semaines, trois mois ou trois ans. J’aurais peut-être dû ajouter pour mieux me faire comprendre : le même qu’il y a trois siècles; le même qu’il y a trois millénaires. L’humain est toujours le même, mû par les mêmes ressorts, soumis aux mêmes enjeux de pouvoir et de domination, toujours travaillé par la peur et des espoirs irraisonnés.
Check-point … et ??? ….
Je n’avais sans doute pas bien compris ce que voulait dire mon interlocutrice. La perception américaine du monde – enfin, la perception de Joe et Jane Smith, assis devant la télévision dans leur banlieue de Kansas City – venait d’être profondément bouleversée. L’Amérique n’était plus inviolable, l’Amérique n’était plus vraiment toute puissante, et le monde et ses violences venaient de faire une irruption brutale dans le confort ouaté de l’American way of life. Pour ces Américains tranquilles que j’imagine tirés du film American Beauty, l’image qu’ils se font du monde ne sera plus jamais comme avant, une innocence naïve s’est évaporée dans l’effondrement des tours du World Trade Centre et … en plus il va falloir enlever ses chaussures en passant les points de sécurité des aéroports.
C’est en voyant ces jours derniers des images des rues désertées de New York City placé en quarantaine que je me suis souvenu de cette conversation post 11 septembre, et des images de la télévision qui montraient la ville dans les jours qui avaient suivi l’attaque. Brutalement, il semblait qu’un monde avait disparu.
L’attaque de Covid 19 aura été plus lente et plus sournoise, une lente déflagration qui, elle aussi, vide les rues et sidère les têtes, la peur de l’abîme qui s’ouvre, le désemparement face aux multiples incertitudes – Quand les écoles rouvriront-elles? Vais-je être payé pendant que j’attends à la maison la fin de la crise? Mon plan de retraite va-t-il s’évanouir dans les tourmentes des marchés financiers et des bourses? Que faire, si je me mets à tousser et avoir une légère fièvre? Qu’est-ce que le Président raconte? Qui croire? Et où trouver des rouleaux de papier toilette?
Dans les couloirs de mon imagination…
En attendant que passe l’orage, cloîtré dans mon enclave boisée de Virginie, j’arpente les couloirs de mon imagination en me demandant à quoi ressemblera le jour d’après. Sera-t-il différent du jour d’avant? L’épisode du 11 septembre m’a laissé un peu sceptique, je n’ai pas vu de grandes différences entre le monde d’avant et le monde d’après, sinon pour les tourmentes guerrières qui se sont abattues là-bas, chez les autres, et quelques changements à la marge, du côté des systèmes de surveillance et des violences contre les minorités.
En remontant dans le temps, je tombe sur la grippe espagnole de 1918-1919 qui a fait selon les estimations entre 30 et 100 millions de morts dans le monde (50 millions représentant 2,5% de la population mondiale). Mais quelles traces a laissé cette pandémie dans nos sociétés, en dehors d’un mauvais souvenir et des bosses et des creux dans les courbes démographiques? Quelques idées sur la manière de gérer épidémies et pandémies, sur la nécessité de mettre en place des systèmes sanitaires solides (création ou renforcement des ministères de la santé pour éviter la désorganisation et la confusion des réactions à l’épidémie) et l’impératif de coordonner les réponses au niveau international. Un impact économique, encore une fois des creux et des bosses sur les court et moyen termes plutôt que des changements radicaux. Les Roaring Twenties (les Années Folles*) dont Scott Fitzgerald fut le chantre, se sont épanouies sans doute plus en réaction aux horreurs inédites de la Première Guerre mondiale qu’aux frappes aléatoires de la grippe. J’ai aussi trouvé une étude universitaire** qui note une baisse notable de la confiance dans les autorités dans les décennies qui ont suivi – je ne serais pas surpris d’observer dans les années à venir le même phénomène aux États-Unis, et peut-être aussi en Chine.
Que reste-t’il ?
En remontant plus haut, jusqu’au 14ème siècle, nous retrouvons l’un des grands cauchemars de l’humanité, la peste noire qui ravagea le monde de la Chine à l’Europe, tuant en 1334 quatre-vingts pour cent de la population de la province chinoise de Hubei et envoyant entre 1346 et 1353 soixante pour cent de la population européenne dans la tombe. Quelle trace est-il resté de ce fléau? Certaines études montrent que les descendants des survivants furent, sur plusieurs générations, en meilleure santé et vécurent plus vieux, en cohérence avec le principe Darwinien. Par ailleurs, en raison de la soudaine pénurie de main d’œuvre et de l’abondance de terres non exploitées, le coût des fermages baissa, les salaires augmentèrent et le servage fût abandonné, et le XVème siècle suivant fut plus prospère. Enfin la mort y trouva son iconographie; jusqu’alors les représentations de la mort étaient variées et mal définies, avec la peste noire la mort apparut sous les traits d’une femme squelettique armée d’une faux et les tableaux de Hieronymus Bosch, Hans Memling, Jan van Eyck, etc. se peuplèrent de monstres et de cadavres.
Que restera-t-il de la pandémie actuelle? Peut-être que c’est une bonne idée de travailler moins, mais j’en doute. Peut-être la compréhension que nos sociétés sont plus fragiles qu’il y paraît et qu’il faut peu pour les dérégler brutalement. J’aimerais ne pas en douter.
* Le Années Folles ont été décrites dans le film de 1939 The Roaring Twenties de Raoul Walsh avec notamment Humphrey Bogart.
** Le Moglie, M, F Gandolfi, G Alfani and A Aassve (2020), “Epidemics and Trust: The Case of the Spanish Flu”, IGIER Working Paper No. 661.
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