Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #93 : Le carcan mangeur d’hommes

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Marco et Paula sont partis un soir en navigation culturelle; ils sont tombés sur l’écueil de l’individu.

L’autre soir, nous sommes allés à la galerie Houkami Guyzagn pour l’inauguration de l’exposition « Entre deux rives » du peintre Burkinabé Christophe Sawadogo, dont nous n’avions bien évidemment jamais entendu parler. Nous ne connaissions pas la galerie non plus. C’était notre soirée « exploration », une petite virée à l’aventure de la culture, un soir de pluie. Virée programmée, car il n’était pas question – ici, en Abidjan – de déambuler aux hasards d’un quartier « branché » pour zyeuter des vitrines de galeries d’art, comme on peut le faire à New York. Ou ailleurs, au gré de vos référents. Ici, c’est l’Afrique, et la sérendipité culturelle, ça se planifie…
 
C’était une bonne idée; nous avons bien aimé les toiles de Sawadogo, et parce qu’il avait fallu errer un moment dans le quartier pour trouver la galerie – sise dans une rue en terre – nous avons raté les ratiocinations qui servent d’introduction aux inaugurations d’exposition.
 
Je suis de l’avis que, face à la peinture, on se tait.
 
J’ai donc arpenté lentement la galerie, et au bout de ce périple, je suis tombé sur cette citation qui servait d’ouverture à une petite brochure sur le peintre :

 

En Afrique avant d’appartenir à lui-même, disent les récits anciens, l’individu appartient avant tout à la famille, au lignage, à la communauté, à l’ethnie.

Foutre! ai-je marmonné par devers moi, voilà qui résume bien le problème.

Sauf qu’un directeur d’études, homme chaleureux avec une large barbe grisonnante, s’évertuant à nous inculquer les rudiments d’un métier de plume, nous avait gravé dans les neurones que le mot « problème » est un faux-fuyant de la pensée, un bourbier dans lequel il ne fallait pas mettre un doigt. Et donc, quarante ans plus tard, je m’incline enfin et me reprends : « voilà qui résume bien la tension de l’homme modernisant en Afrique ».
 
C’est ce à quoi je pense, de manière plus ou moins encapsulée, chaque fois que je tombe sur l’antienne que la Côte d’Ivoire va/doit atteindre « l’émergence en 2020 » (oui, oui, dans 4 ans le pays va sortir, radieux, de sa pénombre économique – c’est planifié). 
 
L’émergence est une notion idiote, mais qui est bien en cour ces jours. L’expression fut inventée dans les années 80 par un économiste de la Banque mondiale (Antoine Van Agtmael), avec sans doute la bonne intention de ne plus avoir à parler de pays sous-développés (expression lancée en 1949 par le Président américain Harry Truman), de Tiers-Monde (expression inventée en 1952 par le démographe Alfred Sauvy), de pays en développement (expression années 60), ou de pays moins avancés (expression années 70).
 
L’idiotie de la notion apparaît clairement si l’on consulte les six listes qui sont en vogue et dans lesquelles sont recensées de 19 à 150 pays, et plus particulièrement la liste du Fonds Monétaire International (plafonnant à 150), dont la gamme s’étend de la Russie ou la Chine à Haïti, en englobant aussi l’Afghanistan ou la Hongrie. Dans un tel fatras un économiste sérieux ne peut que perdre ses variables et ses inconnues.
 
Quoiqu’il en soit, cette idée d’émergence fait appel à celle de la modernité, et donc nécessairement, dirai-je, à un individualisme en conflit structurel avec les valeurs des sociétés traditionnelles – ces sociétés dans lesquelles l’individu ne s’appartient pas, comme le suggérait la brochure du peintre.
 
Comment fait-on pour être peintre dans un tel magma? Je ne sais pas. C’est pourquoi l’art africain me fascine tant : il est le fait d’individus qui s’appartiennent, qui sont en rupture, même quand ils se proclament chantres des valeurs africaines, comme le faisait Fela Anikulapo Kuti, le génial musicien nigérian retranché dans sa « Kalakuta Republic ».

 

C’est là où s’ouvre la faille de l’Afrique : l’art est une valeur moderne qui ne peut fleurir dans ce carcan traditionnel qui dévore l’individu.
 
Tout Nomad’s land.

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