Les Carnets d’ailleurs de Marco et Paula # 53: “pas un chef au dessus de nous! »
Voulant suivre un chef rebelle à la trace, Marco se prend une grenade littéraire dans la tête et en conclut qu’en l’homme le barbare ne meurt jamais.
Celui qui veut faire quelque chose de bien ici ne peut pas survivre, on ne peut pas penser logiquement dans un pays de barbares.
« L’heure des rebelles »
C’est la pensée, amère, qu’assène Assani au téléphone, à la page 178 de “L’heure des rebelles”, un livre que j’ai harponné un peu au hasard dans les très maigres rayons de la bibliothèque de l’Institut Français à Kinshasa.
A peine lue, la phrase s’est fragmentée dans ma tête, comme une grenade bien arrivée à destination. J’ai continué la lecture, puis y suis revenu, puis, finalement, il m’a fallu la copier. La faire reposer sur la page comme un rebelle mort – mais est-il vraiment mort ? Est-ce que je n’ai pas vu son œil gauche briller?
Écrivain-journaliste, Lieve Joris est un auteur rare, de l’espèce Kapuscinski, capable de vous dévoiler un monde auquel vous pensiez ne jamais avoir accès, de vous faire entrer dans la réalité que vous côtoyez tous les jours sans savoir jamais en casser les codes.
“L’heure des rebelles” raconte l’histoire d’Assani, un composite de plusieurs créatures que je préférerais ne pas rencontrer, un jeune Tutsi du Congo de l’est pris dans les spirales de la guerre qui, à partir de 1994, a lentement puis rapidement fait tournoyer l’est du Congo dans l’abîme. Sur les sentiers obscurs de la guerre, Assani prend du galon et, à la fin du livre, en 2004, se retrouve général dans le Kinshasa de Joseph Kabila, fils de.
“C’est ça notre problème, nous n’avons pas un chef au dessus de nous.
page 252
Et pourtant, Assani est vraiment un type bien. Il veut servir le Congo. Il aimerait que son pays ait à sa tête un chef et non pas un clown meurtrier. Il aimerait que les tueries cessent, tout en même temps travaillant, quand il le faut, pour les services de renseignement rwandais. Tout en pratiquant la guerre avec une brutalité nue, se demandant au coin d’une page si il ne devrait pas tout simplement abattre ses propres soldats blessés, qui retardent la retraite erratique de son unité.
La guerre broie Assani dans son étreinte, mais il résiste: il ne veut pas devenir un barbare. Dans les dernières pages, entouré de sa nouvelle famille, il se retrouve à Kinshasa profondément seul et solitaire, fort loin, trop loin de la terre de ses ancêtres.
Je sors du livre, je quitte l’appartement du quartier qu’habitait Assani, je vais faire mes courses, et, marchant dans la rue, je regarde passer les barbares, au volant de leurs BMW, Porsche Cayenne, Hummer et Mercedes coupé. Kinshasa est une ville dérangeante, où vous apprenez vite à compter. Ta voiture vaut $20,000? Tu es un petit joueur. Ta voiture en vaut $60,000, ou $80,000? Tu es une vraie crapule. Et il y a encore un échelon au dessus: la Maserati ou l’Aston Martin garée à Paris, Londres ou Bruxelles. Quasi impossible, ici, d’associer richesse et mérite, sauf peut-être dans un rapport inversement proportionné. Il y a quelques exceptions bien sûr, une poignée de grands entrepreneurs, deux ou trois chanteurs, quelques footballeurs, mais la productivité au Congo ne permet pas de s’offrir sans quelques tours de passe-passe les beaux jouets occidentaux. Quant à moi, je fais comme le Congolais moyen, je vais à pied ou en taxi.
Un journaliste du New-York Times, qui venait de couvrir l’Asie pendant dix ans, expliquait dans les pages du journal le week-end dernier le vrai malaise qu’il gardait de son expérience :
Cette décennie passée en Asie du Sud-Est fut une période de profonde ambivalence. J’étais enchanté par la cordialité, la convivialité et la politesse des gens. (…) J’appris de mes amis Thai à rire des déceptions et des contrariétés de la vie. Je dégustais la cuisine et m’émerveillais de leur hospitalité.
Mais je me désespérais de la vénalité des élites et de la corruption qui engloutissaient la vie de tant de ceux que j’interviewais. J’en vins à voir l’Asie du Sud-Est comme une région peuplée de gens formidables mais gouvernés par des gouvernements exécrables, une terre de remarquable courtoisie où sévit un niveau d’impunité désespérant.
Cette tension, cette “profonde ambivalence”, on la ressent tout également ici. Il est aisé de rire avec les Congolais que je côtoie, de s’émerveiller de leur ingéniosité et de leur « résilience » comme on dirait au Quai d’Orsay, mais la profondeur de la misère dans laquelle se noie la population, la complète dysfonction des institutions et l’arrogance des élites politiques qui tiennent le pays sous leur coupe vous donnent l’impression de naviguer dans un trou noir. Ici aussi l’impunité est maîtresse, mais le malaise est encore plus profond: s’y ajoutent l’absence de loi, la violence et la guerre de chacun contre tous, l’incertitude la plus totale, le chaos, la peur en permanence. Le projet Worldwide Governance Indicators classe le Congo comme l’avant-dernier pays du continent, juste devant la Somalie.
Mais ne faut pas s’y tromper, des barbares naviguent aussi les rues de Wall Street ou de Shanghai, en Bentley ou en Maserati. Ils partagent la même rouerie que nos barbares locaux, mais ils sont bardés de diplômes, raffinés et habiles dans les manœuvres de diversion légale ou financière; à la différence du Congo, il y a des lois à contourner, des inspecteurs du fisc et des auditeurs à tromper, des portes de prison à éviter. Le barbare en l’homme ne meurt jamais, il se sophistique.
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