La mort au loin: Les carnets d’ailleurs de Marco & Paula #232
Parfois être nomade c’est aussi ne pas pouvoir être là où l’on voudrait être ou devrait être, comme Marco en fait cette semaine encore une fois l’expérience.
Un jour de jeunesse je suis parti en quête d’un nouveau monde sans vouloir savoir quand je reviendrai, mais je n’ai jamais eu la sensation ni d’avoir quitté mes amis, ni qu’iIs se soient éloignés. Certes nos silences furent parfois fort longs, mais nos conversations se poursuivaient comme souterrainement et rejaillissaient quand nos chemins se croisaient et que nous nous retrouvions du côté de chez eux ou du côté de chez moi. Ces dialogues se poursuivent au gré de nos vies, mais parfois ils sont brutalement interrompus, et soudain la distance que nous avions su ignorer superbement reprend son empire.
Emmanuel…
Philippe ouvrait la porte, et me faisait signe d’entrer en lançant un « ah, te voilà chenapan » qui faisait partie du rituel, et je rentrais dans l’appartement en traînant mes valises. J’arrivais d’Afrique ou je m’y rendais, mais la halte chez cet ami que je connaissais depuis l’université était comme le passage obligé par une oasis. Après les rituels et plaisanteries d’usage, nous reprenions une conversation qui semblait ne pas s’être interrompue depuis le temps des longues soirées passées dans son appartement d’étudiant à parler de la vie et de la pluie. D’autres fois, nous laissions le temps s’écouler en planant dans les volutes du haschich, en écoutant les Doors ou Lou Reed et en rêvant vaguement de la Californie.
Emmanuel est venu me voir à San Francisco quand l’incertitude s’était installée dans sa vie. Je me souviens d’une fin d’après-midi ensoleillée sur une plage quand, avec la grande pudeur qu’il avait à exprimer des évènements intimes, il s’était mis à parler de cet éléphant blanc qui se tenait entre nous depuis son arrivée. Nous nous étions rencontrés quelques années plus tôt à Paris, où nous fourbissions, chacun à notre manière, nos armes de jeune journaliste et je dois bien dire que je lui enviais ses succès professionnels. Je lui enviais aussi sa moto, sur laquelle il m’emmenait parfois ; je me souviens encore du bruit des feuilles sous nos pas un jour de semaine dans la forêt de Fontainebleau, quand l’horizon de l’Amérique se profilait pour moi. Mais, cette après-midi-là sous le bruit des vagues, c’est le SIDA qu’il évoqua.
Charles-Philippe…
J’avais rencontré Charles-Philippe au hasard de la fusion des radios FM que le gouvernement avait décrétée pour mettre un semblant d’ordre dans le grand cafouillis qui régnait sur la bande FM de Paris – nous étions alors au début des années 80. J’étais arrivé là dans les bagages d’une grande station périphérique qui voulait se tailler une place dans cet eldorado, et lui était le chroniqueur cinéma et littérature d’une station qui s’était fait sa place sur la bande à force d’ingéniosité et d’ambition. Je le trouvais désinvolte et brillant, et il avait un rire où se glissaient parfois les intonations canailles de quelqu’un que ne retenaient pas les conventions. Il lui manquait une main et dans les conversations il en jouait avec désinvolture et un brin de cynisme, et concluait souvent ses observations par cette injonction, « être du côté de la vie ». Je soupçonnais qu’il aimait la vie plus que moi.
Emmanuel est parti le premier. Un samedi après-midi d’hiver, il y avait du soleil mais un vent froid soufflait dans Washington, j’ai appris que « c’était fini ». Emmanuel avait rendu un dernier souffle après des semaines de lente agonie, gardé par quelques amis, dans un hôpital parisien. J’étais coincé par mon travail et n’avais pas pu – ou pas su ? – aller le voir, pas plus que je n’ai pu aller à son enterrement. Ce jour-là, je jouais en boucle le Requiem de Verdi pour étourdir mon chagrin.
Philippe…
Un jour d’août d’il y a quelques années, alors que je me trouvais en France, j’ai appris après avoir vainement essayé de le joindre que Charles-Philippe avait été enterré la semaine précédente, après avoir fait une chute dans un escalier et passé plusieurs jours dans le coma. Je ressentis ce départ brutal comme un coup de guillotine.
J’ai passé du temps chez Philippe au printemps dernier, alors que je terminais ma convalescence et nous nous sommes réjouis de cette cohabitation qui nous rappelait nos heures étudiantes et les neuf mois que nous avions passés ensemble en Californie il y a fort longtemps. Et puis, il y a un peu plus d’une semaine, une leucémie foudroyante l’a emporté en trois jours. Je voudrais pouvoir me rendre aux obsèques, apporter un peu de réconfort à ses filles et être simplement là, comme il se doit au départ d’un ami. Cela ne sera pas possible, ce qui me laisse le goût amer d’une trahison à laquelle je ne peux rien.
C’est l’impuissance d’être loin.
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