Des camions et de la confusion des mondes🇺🇸 #228 Les carnets d’ailleurs de Marco & Paula
Sautiller d’un continent à l’autre offre un avantage que Marco n’avait pas encore considéré: la distance prise par rapport aux discours des uns et des autres.
Pendant mon séjour à Abidjan mes déplacements ont plutôt été faciles. L’appartement où je logeais était à trois rues du bureau; je ne suis donc tombé qu’une ou deux fois dans le marasme des embouteillages où se perdent un nombre quasi infini d’heures de travail.
De retour aux USA, j’ai trouvé dans ma boîte email un article de prospective sur les transports en Afrique. J’ai décidé de le lire, me demandant quoi diable il serait possible de prédire sur le futur du transport en Afrique. J’ai déniché une perle noire :
Véhicules autonomes: cette technologie pourrait signifier que dans moins de dix ans, du fret commencera à être transporté sur les autoroutes dans des camions autonomes en Afrique. Les économies réalisées sur le coût des chauffeurs réduiront considérablement les coûts de camionnage et pourraient le rendre plus compétitif par rapport au transport ferroviaire.
De stupéfaction je me suis arrêté là, la tête dans un vide cosmique: on paie donc des gens pour écrire de la science-fiction sous le couvert de prospective économique. Clairement, me dis-je in petto, voilà quelqu’un qui n’a jamais mis les pieds en Afrique sub-saharienne.
Des autoroutes, certes il en existe, surtout en Afrique du Nord et en Afrique du Sud. Mais, dans la plus grande partie de l’Afrique sub-saharienne, on trouve surtout des petits tronçons d’autoroute autour des capitales, mais les grands axes autoroutiers sur lesquels faire rouler des « camions autonomes » sont surtout des projets dont on parle depuis une ou deux décennies sans qu’ils soient jamais concrétisés.
Autonomie quoique…
Sur les quelques axes qui existeront d’ici dix ans, il faudra que ces camions apprennent à s’arrêter aux frontières et à « négocier » le passage avec les douaniers, à naviguer les tronçons défoncés par les pluies et les camions surchargés (les fonds d’entretien ayant été eux siphonnés), à payer les multiples « péages » qui peuvent apparaître spontanément sur le parcours et à se défendre contre les groupes armés qui contrôlent certaines zones.
Admettons, pour les besoins de l’argumentation, que la technologie aplanisse tous ces obstacles. Reste le raisonnement économique: au tarif auquel sont payés les chauffeurs routiers en Afrique, il est surréaliste d’imaginer pouvoir « réduire considérablement les coûts de camionnage » avec ces « camions autonomes » de haute technologie. Mais peu importe sans doute à l’auteur de cette perle, il suit ses rêves technologiques loin de toute réalité, construisant ses utopies avec les clichés qu’il a sous la main. Il en avait d’autres, sur le réglage automatique des feux de circulation grâce à « des algorithmes qui s’appuient sur des capteurs », et sur le traitement des excréments. L’avenir radieux qu’il invoque ressemble à une affiche de propagande maoïste.
On pourrait croire cette anecdote un peu extrême. Mais non. Je suis tombé quelques jours après sur un article * décortiquant le mythe, qui a démarré à la fin des années 70, que les petites entreprises sont l’épine dorsale de l’économie moderne. Je n’y avais à dire vrai jamais beaucoup réfléchi, mais ce que j’avais étudié de l’histoire économique moderne semblait dire tout à fait autre chose.
Storytelling…
Ce mythe a pris son envol en 1978 après que David Birch, un économiste du MIT – le temple du savoir américain – a publié un papier affirmant que les petites entreprises étaient à l’origine de 80% des nouveaux emplois créés aux États-Unis entre 1968 et 1976. Ses calculs étaient complètement biaisés et dans la réalité la plupart des emplois sont créés par un petit nombre de grandes entreprises à la croissance explosive. David Birch a reconnu plus tard que ses résultats étaient « idiots », mais trop tard. Le mythe court toujours. On le retrouve quelque fois dans la littérature des agences de développement, où l’on rêve aussi peut-être de « camions autonomes » sur des autoroutes africaines.
La réalité des routes africaines, je l’ai trouvée fort bien décrite dans l’Afrique en marche **, un rapport dont les auteurs ont arpenté le continent avant de hasarder quelques conseils:
La nature du défi auquel l’Afrique est confrontée est évidente sur la Great East Road, route qui relie la ville zambienne de Chipata, sur la frontière avec le Malawi, à la capitale, Lusaka. Le trajet le long de cette route nationale est, au mieux, éprouvant. Si les 570 kilomètres de cette route ont, pour la plus grande partie, été refaits, entraînant l’augmentation des vitesses de circulation, cela reste toujours un slalom géant de véhicules à quatre et à deux roues, de tracteurs, camions, troupeaux de chèvres, bétail, carrioles à ânes, piétons, chiens et même de charrettes immobilisées. En suivant cette route, nous avons freiné brutalement pas moins de 20 fois pour éviter des chèvres errantes. Puis, nous avons arrêté de compter.
* The Small Business Myth, par Benjamin C Waterhouse.
** L‘Afrique en Marche, Un manuel pour la réussite économique » par Greg Mills, Olusegun Obasanjo, Jeffrey Herbst, Dickie Davis – publié par The Konrad Adenauer Stiftung, The Brenthurst Foundation et The Olusegun Obasanjo Presidential Library – 2017 (copie pdf)
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