Alors que durant ce mois de novembre, on se souvient du sacrifice des poilus de 14, me sont revenus un nom et une histoire bien oubliés aujourd’hui. Le nom, c’est celui de Jacques Delamain, ornithologue du début du XXe siècle, et l’histoire, ce sont ses trois années passées sur le front, trois années qui donnèrent un magnifique texte, qui parle de musique, d’oiseaux et de vie au coeur la guerre.
Qui se souvient aujourd’hui de Jacques Delamain?
Je sais, Musicàlier, est une chronique sur la musique et les musiciens. Et c’est justement pour ça que je trouve aujourd’hui parfaitement logique que Jacques Delamain, qui n’était pas musicien, en tout cas comme on l’entend généralement, y ait toute sa place, une place aussi glorieuse que discrète, admirable d’humanité. Jacques Delamain, surnommé en son temps le « Homère des oiseaux », fut un des plus savants et subtils observateurs de la gente ailée. Un ornithologue encyclopédique et amoureux à classer dans le dictionnaire entre François d’Assise et Ludwig Karl Cristian Koch. Un poète qui fascina par ces récits d’ornithologie Colette tout comme Olivier Messiaen. Voilà son histoire et voici pourquoi elle me touche autant. Et d’abord, ce livre.
Enfant, dans sa région charentaise natale, le petit Jacques avait réussi à convaincre ses parents, et ce quelle que soit la température à l’extérieur, été comme hiver, de toujours laisser la fenêtre de sa chambre grande ouverte sur le jardin et sa nuit. Le petit Jacques, du fond de son lit, l’ouïe tendue jusqu’à extase, apprit ainsi à connaître, reconnaître et déchiffrer le chant des oiseaux jusqu’à leurs plus infimes variations. À ce rythme, nuit après nuit, avec cette fenêtre toujours ouverte qui le demeura tout au long de sa vie, il devint rapidement un expert, et sa connaissance encyclopédique de nos amis à plumes fut partout et rapidement reconnue tant elle était immense et subtile. L’hypolaïs polyglotte ou le rouge-queue noir devinrent ses objets d’étude et ses musiciens préférés. Le pouillot véloce, le bruant, le friquet étaient pour lui, uniques. Quant à la fauvette traîne-buisson, au bec-fin aquatique, ou au traquet pâtre, chaque chant fut décrit, chaque vol analysé, classé avec l’amour passionné que donne l’érudition. Au milieu des oiseaux et de leurs chants, dans la campagne bucolique de Charente, la vie de Jacques Delamain aurait pu dérouler son cours sans accident ni drame. Seulement voilà, comme tant de gens de sa génération, Jacques Delamain, par un matin de février 1915, partit pour l’enfer avec un billet simple. Direction Verdun et ses tranchées de boue et de sang. Il y restera plus de trois ans, au milieu des détonations et des copains qui tombent face contre terre.
L’oiseau contre le vacarme guerrier
Mais pour ne pas devenir fou, pour continuer à être un humain sensible et digne, Jacques Delamain, les pieds dans la boue, s’accrocha à ce qui faisait sa vie: les oiseaux et leurs chants. Et cette musique l’accompagna comme un soulagement malgré le vacarme guerrier, l’empêchant aussi, sûrement, de devenir fou. De cette aventure, de cette histoire de survie, Jacques Delamain fit un livre. Ou plutôt une fin de livre qu’il ajouta à celui qu’il avait déjà écrit plus tôt, Pourquoi les oiseaux chantent. Il donna à ces quelques pages magistrales d’humanité et bouleversantes un titre aussi simple que l’est la question de survie: Journal de guerre d’un ornithologue. À peine une soixantaine de pages. On peut y lire ceci, alors qu’il débarque à Verdun:
Pendant une passe d’artillerie, quelques obus tombent sur le village. Nos 75 et nos 50 répondent par coups isolés et par salves de trois ou quatre coups de 75. Un pinson, sur le toit de la maisonnette en face de nous, n’interrompt pas un instant son chant monotone et bruyant; des verdiers chantent leur « di-di-di », une hirondelle mâle, posée avec sa femelle sur le même toit que le pinson, gazouille sans s’arrêter. Arrivées ou départs leur sont indifférents. Les moineaux piaillent, pendant que le bruit des 75 déchire l’air. Le rossignol de muraille fait entendre sa note triste. Un 77 allemand tombe à une cinquantaine de mètres du bureau. Un merle chante dans le lointain.
Jacques Delamain in Pourquoi les oiseaux chantent
Jacques Delamain in Pourquoi les oiseaux chantent
Rien, pas un mot ou presque sur la grande faucheuse et ses martyrs, rien non plus sur les cris de peur, les hurlements de douleur. Rien sauf la musique des oiseaux comme paravent face à l’horreur et comme preuve de vie. Alors qu’autour de lui, partout, la mort semblait avoir gagné la partie et voulait entraîner dans son gouffre le moral des survivants affaiblis, quelques notes venues des branches et des buissons et portées par le vent, rappelèrent au soldat Delamain, par leurs douces musiques, que la vie, si elle était assombrie en ces temps de bataille, n’en était pas moins là, prête à reprendre, quand viendrait l’instant, ce qui lui appartenait depuis la nuit des temps, c’est-à-dire la beauté du monde. La musique ininterrompue des oiseaux lui tint lieu de fil d’Ariane, ou plutôt de corde de sauvetage, une corde qui l’empêcha de sombrer tout à fait dans l’inhumanité de la guerre. Dans les tranchés, Delamain demeura ornithologue et musicien comme on s’acharne à rester un homme malgré le déluge. Voilà ce que racontent les soixante pages de ce journal unique. Et me revient cette phrase splendide de lui:
« L’art musical est né de la satisfaction qu’éprouve l’être à traduire sa vie par un son. »
En quelques mots, l’essence de la musique. La part des oiseaux, et leur divine leçon. Leurs existences minuscules mais essentielles au monde. Leurs chants de vie, plus forts que la mort et que la violence atavique des hommes.
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