Comment l’entendez-vous monsieur Dolphy? Musicàlier #12

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Légende urbaine, histoire vraie? Je n’ai jamais vraiment réussi à démêler le vrai du faux. Mais elle est tellement belle qu’elle pourrait bien être véridique. Qui sait? Au pays des musiciens, ce n’est pas toujours le plus vraisemblable qui est le plus authentique. Parfois le menteur a raison. Et cette anecdote continue de hanter bien des artistes.

J’ai eu beau passer des coups de téléphone à quelques savants de mes connaissances, aucun avis ne converge. Certains donnent cette histoire comme parfaitement authentique, d’autres comme tout à fait vraie. Ce ne sont pas les mêmes. D’autres me jureraient qu’elle est un mensonge, voire même une blague pour gogo. Qui croire? Je vous laisse vous faire votre avis. Remontons le calendrier de 57 ans.
Nous sommes à Stockholm, et ce soir, sur scène quelques américains très excentriques vont jouer du jazz, genre jazz libre, sous-section jazz révolutionnaire. Qui, dans la salle, se doute alors, que les artistes qui vont donner à entendre leur concert, sont parmi les génies les plus fulgurants, courageux et perspicaces de l’Histoire de la musique du XXe siècle et qu’ils laisseront une trace ineffaçable dans l’Histoire de l’art?
John Coltrane et Eric Dolphy sont ce soir-là les deux anges audacieux en présence. A côté de ces deux-là, comme des relanceurs-pyromanes, Reggie Workman à la basse, Elvin Jones à la batterie, et Mc Coy Tyner au piano. Bref, la dream team. Ce qu’ils jouent ensemble n’est rien d’autre que la musique de demain, voire d’après-demain. Ils jouent en cherchant, cherchent en jouant, n’ont peur de rien. Le Bebop explose, le Free jazz s’invente à la vitesse de la musique.
Regardons cette photo issue de cette tournée de 61.
John Coltrane Eric Dolphy 1961
Dolphy et Coltrane sont deux hommes jeunes et beaux. Allures de princes hors du temps. Dolphy n’a plus que trois ans de vie devant lui, Coltrane à peine six. Vies fulgurantes. Dans le dos de Coltrane, Dolphy, dans une posture invraisemblable, déhanché, le regard au loin, entend et s’imprègne du solo qu’est en train de dérouler Coltrane-l’astronaute. John fait face au public comme une statue. Inévitable. Impériale. Ce qu’il joue est forcément inouï, c’est-à-dire jamais entendu. On capterait presque le son brûlant de son saxophone. Coltrane, à ce moment-là pourrait être en train de voler très haut, très vite, tandis qu’Eric Dolphy cherche en lui la force de son vol à venir, quand Coltrane lui laissera la piste de décollage. Dans une minute ou dix. Quand les choses de John auront été dites. Et c’est là, quand les dernières notes du solo de Coltrane s’achèvent, que commence la légende. Ou la magie de la vérité. 
Coltrane s’efface, Dolphy s’approche du devant de la scène pour y déployer ses ailes. Et il se lance. Aussitôt, l’orchestre qui l’accompagne est littéralement stupéfait. Alors que la tonalité du morceau est Si mineur, voilà que Dolphy, négligeant toutes les lois harmoniques, déploie un solo stupéfiant d’originalité parce qu’il est en La mineur, soit, un ton au-dessus, ce qui ne s’est jamais fait. Avec la finesse d’oreille des musiciens sur scène, le décalage est immédiatement perçu mais il est aussitôt compris comme une proposition esthétique des plus audacieuses. Dolphy s’entête, La mineur. Quelle incroyable idée! L’orchestre s’accroche, si mineur, et l’effet produit par cette dissonance ressemble à l’invention spontanée d’un langage. Un nouveau monde. La démolition divine et inévitable de l’art d’avant. Coltrane, sur le côté, a du mal à masquer sa surprise et  son émotion. Dans la salle, on sent bien que ce qui se joue est étrange, mais ce public scandinave est moderne et ouvert, et la proposition sauvage de Dolphy, une fois la dernière note achevée, déclenche des vivats et des hourras. On ne sait pas ce que l’on a entendu, mais on sait, dans les travées que l’on a jamais entendu une chose comme ça. Comme si Dolphy avait trouvé, d’un grand coup audacieux, de nouvelles règles harmoniques lui permettant de voler ailleurs. Un nouveau ciel. Il convient ici de rappeler le contexte historique de ces artistes. Leurs perceptions peuvent être altérées par un usage très excessif de produits interdits. Musiciens en herbe ou déjà sur les rails, l’époque est folle et la consommation de psychotropes aussi. D’aucuns arrivent même à croire que si Dolphy, Parker ou Trane jouent ainsi, c’est « grâce à la drogue ». Voilà où en sont les mensonges et les folies de ce temps chez les instrumentistes.
Pourquoi ai-je besoin de rajouter cela? À cause de ce qui va se passer dès ce concert fini. Dolphy ne touche plus le sol. Workman et Mc Coy Tyner n’ont qu’une hâte: parler avec Dolphy de sa trouvaille. Mais c’est Coltrane le premier qui dégaine dans le couloir qui mène aux loges. 

 

JC : Eric, mais ton truc, c’était une idée de dingue. Comment t’as trouvé ça?
ED : Merci John mais tu parles de quoi?
JC : Mais de cette idée géniale de jouer ton solo un ton au-dessus du thème. Génial et si moderne!

Si Dolphy s’était alors retrouvé face au fantôme de son grand-père, il n’aurait pas fait une autre tête. Sidération totale. Incompréhension absolue.
ED : Mais John, vous étiez tous en La pourquoi me racontes-tu que vous étiez en Si ?

Coltrane, Dolphy, face à face, deux certitudes opposées. Malaises. Dissonances. 
Une petite précision, il est absolument et physiquement impossible que Dolphy confonde un La avec un Si. IMPOSSIBLE. Pourtant, Dolphy est sûr d’avoir entendu, et donc joué en Si. Il est convaincu d’avoir respecté les règles, alors qu’il vient de les briser, mais à son insu. Alors à qui la faute? A qui le mérite? La drogue, ou, c’est possible, un accident momentanée de l’oreille interne? Qu’entendiez-vous monsieur Dolphy? Le mystère est inexplicable.
Quoiqu’il en soit, ce jour-là, Dolphy repoussa magnifiquement, sur un incident d’écoute, les frontières de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas en musique. Mais l’art, ne progresse-t-il pas grâce aux accidents? Grace à ceux qui brisent, à ceux qui détruisent les règles, à ceux qui en inventent d’autres? Juste le courant continu de l’Histoire de l’art en somme. Et si la beauté naissait aussi des accidents, des malentendus ou des ratés? 
 
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