« Shakespeare » #9: changement de destination et bon voisinage
Il est des moments comme cela où des choix doivent être faits dans l’intérêt commun en harmonie avec le bateau puisqu’il fixe sa loi. Nous n’irons pas en Indonésie, en revanche, nous passerons une semaine de plus aux Maldives. Mais en attendant nous sommes toujours aux Chagos et avons de nouveaux voisins, donc une vie sociale.
A cinq voisins, la vie quotidienne devient très différente. Nous changeons de destination mais passerons tout de même l’équateur, ce défi là aura été relevé, un peu de déception, mais vite oubliée par la fréquentation de nos nombreux voisins qui ont tous des histoires étonnantes.
En arrivant aux Chagos, il y a trois semaines, il était déjà quasiment acquis que notre chemin de retour ne passerait pas Coco island et Rodrigues, la route sud. En cause, notre génois ou plutôt son enrouleur, nous avons trop forcé dessus en le bordant et ça ne lui a pas plu du tout. Un problème que nous avons réparé, mais les conditions de mer pourraient être trop fortes pour lui dans cette zone. Du coup les milles pour aller et revenir d’Indonésie, imposaient de longs temps de navigation avec une incertitude sur ce que certains d’entre nous, et moi au premier chef, seraient capables de supporter en temps de quarts. Le captain a donc proposé un plan B, tout aussi alléchant. Une fois à Addu, nous remonterons d’un atoll, histoire de profiter des fonds, puis départ vers les Seychelles et ses îles éloignées peu accessibles aux touristes, direction ensuite la côte ouest de Madagascar et enfin si nous en avons le temps, l’île Maurice pour rentrer début décembre la Réunion. De la navigation
moins longue, plus paisible, mais pleine de découvertes encore.
En attendant, nous sommes à Salomon jusqu’à vendredi et nous installons depuis quelques jours dans une sorte de vie sociale échevelée! En effet, nous avons vu arriver au fil des jours un, puis deux, puis cinq bateaux à nos côtés. Des « migrants » de Boddam venus partager quelques jours notre paradis de solitude. La coutume veut que le bateau arrivant vienne saluer celui qui est en place. Notre première rencontre s’est faite avec Ken et Kristin, Australiens d’origine. Un personnage étonnant ce Ken, une bonne soixantaine, la moustache blanche, la casquette vissée sur le crane, avenant et bavard comme une pie. Nous avons proposé le soir même un apéritif sur la première plage à gauche, non suivie d’effet, trop de vent. Mais comme trois heures auparavant nous avions parlé de l’histoire de l’île et d’un documentaire qu’il avait récupéré deux jours auparavant, dont je lui avais demandé une copie, il avait en main une clef, le contenant. Remettant au lendemain ce moment convivial nous lui avons demandé au passage un coup de main. L’un de nos convertisseurs de courant ayant rendu l’âme, nos batteries d’appareils électroniques étant à plat, pourrait-il nous sauver d’un peu de charge ? « No problem guys, give it !« . Ken qui avait déjà du potentiel est devenu notre meilleur ami. Puis, les autres bateaux arrivés, les salutations faites, le lendemain, tout le monde sur la plage pour l’apéritif. Uniquement des anglophones, même si Maria, une Espagnole était du voyage, la langue de Shakespeare s’imposait. Et chacun assis devant sa boisson se raconte. Jimmy et Bien, sur Totem, voyagent depuis sept ans avec leurs trois enfants, 16, 14 et 12 ans, James et Maria, trois enfants également, plus jeunes, ont quitté Londres pour un voyage de trois ans, quand Andrew et Claudia ont six ans, deux enfants et plusieurs océans au compteur. Ken, lui, voyage depuis les années 80. Une maison en Australie qu’il ne voit pas souvent, des enfants qui ont grandi à bord et aujourd’hui vivent à terre entre le Texas et la Floride. Andrew a une entreprise et rentre deux mois par an pour ses bilans, Jimmy et Bien tirent le diable par la queue et James et Maria ont pris trois ans de break. Quand aux derniers arrivés, des Irlandais, les seuls en catamaran pour nous tous qui sommes en monocoque, nous ne les connaissons pas encore.
Mais le contact existe avec tous les autres. Du coup, comme une opération communautaire de pêche est lancée, nous sommes invités. Sophie part avec Jimmy Bien et deux enfants. Une heure après Ken débarque, seul avec sa canne, et me propose de l’accompagner. Ci fait. Nous quittons l’atoll pour l’entrée de la passe. Bonne pioche, trois poissons et une bataille épique perdue plus tard nous rentrons. Le poisson on ne le pêche pas pour le seul plaisir, c’est la base de notre alimentation. Pas de poisson et c’est nouilles ou riz avec sauces en boite. Notre frais est depuis longtemps avalé. Ce qui ne nous empêche pas de cuisiner avec plaisir, tartes, gâteaux, pain, brioche. Grâce à notre pêche miraculeuse, les menus tourneront autour du poisson cru, poisson au four et carri poisson. Ici on pêche par nécessité et jamais plus que nécessaire sinon on partage avec les autres. C’est une des formes de la solidarité des gens de mer. Il y a une dizaine de jours à Boddam alors que six bateaux étaient au mouillage, l’un d’eux en raison du vent et d’une houle un peu forte, a rompu ses amarres, les cinq autres au milieu de la nuit sont venus à son secours. Des heures de lutte pour éviter qu’il ne soit pulvérisé sur les coraux, Jimmy et Andrew ont récupéré le safran cassé, l’ont réparé à terre, ramené à bord, pendant que les autres avec leurs dinghy tentaient de le maintenir le plus loin possible de la catastrophe. A sept heures le bateau n’était pas loin du flanc, à neuf heures son mât se dressait fièrement. Les presque naufragés attendent maintenant qu’un ou plusieurs voiliers descendent directement aux Seychelles afin de ne pas partir seuls et de pouvoir réparer là-bas.
Après des années de navigation, nos camarades ont un credo qui nous plaît particulièrement, le « slow down« , que nous traduirons par un « prendre son temps« . Pour nous tous c’est très nouveau et nous pourrions bien y prendre goût.
Bon, un tournoi de volley se prépare, il est temps d’y aller.
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