« Shakespeare » #7: une carangue au paradis

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Bienvenue au paradis. A peine le dernier post paru, nous étions aux Chagos, tendus, devant la passe de Salomon. Car l’entrée au paradis se mérite, ne croyez pas que
deux Pater et un Ave suffisent. Tout est stratégique. Et quand il y a un besoin de stratégie, et de bons yeux, hop, on hisse Aline en haut du mât!

L’entrée s’est faite au moteur, sous ses indications : 10° à tribord, 30° à bâbord et on avance. Encore 20° à tribord. Il faut éviter les patates de corail. Le soleil est de la partie, dans les yeux, qu’importe, nous voulions Salomon, nous l’avons enfin. Mais les choix cornéliens ne faisaient que débuter: Bodam ou Fouquet ? Autrement dit mouillage face à nous ou plus à l’ouest? Face à nous, il n’y a qu’un bateau, à l’ouest, sept. Limite la banlieue nord. Bon d’accord, c’est excessif. Mais a-t-on vraiment envie de voir autant de monde d’un coup et de partager notre paradis? Non. C’est clair. Ce sera Fouquet. Et là… Là. Comme un air de Polynésie, des motus de ci de là, petites îles avec plages de sable blanc, longues langues à chaque extrémité et au centre une forêt de cocotiers, palétuviers, fougères. L’eau est si bleue que les oiseaux les plus blancs, rasant l’eau, la réverbération aidant, ont le corps aux couleurs changeantes, bleu pâle, bleu outremer, bleu infiniment lagon. Le refrain de Paradise en boucle dans la tête, nous en devenons muets, simples contemplatifs. Si nous n’avons pas dit cinquante fois « C’est beau, non? », nous ne l’avons pas dit.
Mouillage sécurisé et une seule envie: tous à l’eau.
Première rencontre avec nos nouveaux meilleurs amis baptisés Sharky, Hutch et Bobby, requins gentils à pointe noire, bientôt rejoints par une jeune raie manta. Christine, Sophie et Aline, en combinaison vont faire une reconnaissance, Pascal et moi préférons patauger tranquillement autour du bateau. Notre reconnaissance sera axée sur les espèces comestibles nous entourant.
Et cette température de l’eau… Au moins trente degrés, limite trop chaud (les jeunes auraient rajouté là un émoticon clignant de l’oeil). Nos kayaks gonflés, l’annexe mise à l’eau et ce nouveau monde est à nous.

 

Une bière plus loin
Nous avons des voisins à quelques encablures. Au drapeau, ce sont des Américains. A peine le temps de se retourner, ils sont déjà là, à couple, pour nous souhaiter la bienvenue. Neal, propriétaire du bateau vit à San Francisco, ses camarades Chris et Mike respectivement à Melbourne et Sydney. Traditionnelles questions : « Vous venez d’où? La Réunion et vous ? Nous arrivons d’Indonésie« . Cool (c’est qu’on échange en anglais là), nous allons pouvoir partager des infos, d’autant qu’ils se dirigent vers l’île Maurice. Rendez-vous pris, ce sera apéro sur la plage, avec feu de naufrageurs (autrefois c’était moche aujourd’hui c’est pour le plaisir). Nos premières civilités depuis des semaines.
J’ai l’impression d’avoir quinze ans, il ne manque que les guitares et l’harmonica, une bière indonésienne Anker offerte par nos camarades, échange de bons procédés avec nos Dodo réunionnaises, et la discussion débute. Pas de techniques de navigation au programme, juste des impressions, des sentiments. Chris est le plus fort à ce jeu là, il est le poète de la bande. Nous parlons ciel, étoiles, nuages gris, noirs, pluie. Nous sommes dans l’émotion, et abordons ces bruits que nous pensons tous entendre sur nos bateaux. Il nous a confié avoir perçu de l’opéra à bord, alors que ses camarades dormaient encore. Nous, des chuchotements, des aboiements, voire une radio. Nous rêvons ensemble au souvenir de levers et couchers de soleil. A ceux qui vont venir. Ils n’ont pas la même saveur en navigation et au mouillage. Une bière plus loin, il nous raconte les ciels d’Indonésie, ses premiers dessins, sa GoPro qui ne le quitte pas et immortalise ces moments pour mieux les dessiner plus tard. Aline (*) n’en perd pas une miette. Elle a commencé à travailler son art, en se basant sur des photos. Au mouillage nous vivons à un autre rythme et d’une autre manière. Les repas se prennent dans des assiettes, rien ne risque de voler. Nous nous offrons même le luxe de verres à pied pour notre petit vin varois. Du bio. Dans ce paradis on ne peut imaginer une sombre piquette. Pour le frais, nous pêchons, ici une carangue, mais nous avons raté le thon, moins facile qu’en navigation à la traine, là c’est le fil dans l’eau, jeté du kayak et la traine, c’est à la rame qu’on se l’invente. Plus sportif et franchement amusant. Nos voisins n’ont passé que deux nuits à nos côtés, ils ont, contrairement à nous un programme serré. Nous, nous offrons un luxe plein et entier, celui d’avoir le temps.
Et celui là, c’est certainement le plus grand des sentiments de liberté.

(*) chercheuse en biologie moléculaire, apnéiste, vidéaste

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