Lettres ou ne pas être #76: malhonnêteté intellectuelle
Plagiat et malhonnêteté à l’Université Paris IV: un doctorat qui tourne mal. Ou comment internet est le poison et le remède.
Le plagiat, pour moi, c’était jusqu’à présent les « emprunts » de mes étudiants de Licence: wikipedia, alalettre.com, etudes-literraires.com, je vérifiais systématiquement, pour chaque dossier maison, qu’il n’y avait pas de copier-coller des analyses que de gentils profs de Français diffusent sur internet. Et bien souvent, il y en avait.
Une amie doctorante m’avait aussi parlé de son mémoire de Master 2 que sa directrice lui avait demandé de transmettre à un collègue intéressé. Et quelques mois après, mon amie retrouvait plusieurs passages de son mémoire dans le bouquin de ce prof de fac. Une affaire assez similaire avait d’ailleurs été médiatisée en 2013: un couple d’enseignants en odontologie de la faculté Paul-Sabatier de Toulouse avait été condamné pour plagiat. La femme, Christine Marchal-Sixou, avait en effet plagié le mémoire d’un étudiant étranger que dirigeait son mari. Sur les 150 pages que comportait sa thèse, 44 avaient été copiées-collées du mémoire de l’étudiant, Samer Nuwwareh.
Les cas de plagiat me semblaient quand même rarissimes, et, comme Saint-Thomas, j’avais tendance à n’y croire qu’à moitié. Ne pouvait-on parler de « convergence épistémologique« , ou de l’avancée parallèle, au sein d’un même laboratoire de recherche (ou même de labos différents), de problématiques assez proches qui débouchent sur des publications similaires? L’avancée de la recherche, conjuguée à des effets de mode dans les objets d’étude, a forcément comme conséquence des convergences dans les problématiques abordées. Les chercheurs aussi surfent sur l’air du temps, assistent aux mêmes colloques, lisent les mêmes livres et s’inscrivent dans des courants de pensée qui les situent historiquement.
D’ailleurs depuis que j’ai commencé ma thèse, il m’est déjà arrivé deux fois de tomber sur des articles très récents qui portaient sur un point que je comptais développer dans ma thèse, et sur lequel j’avais parfois déjà écrit plusieurs pages pour les montrer à ma directrice. En général, ça me déprime doublement. D’abord, parce que je sais que je serai obligée de les citer, comme si c’était eux qui m’avaient donné l’idée de développer ce point alors que j’en avais eu l’idée après des jours et des jours de lecture à la BNF. Ensuite, parce que je sais que j’aurais pu ne pas tomber sur ces articles, donc ne pas les citer, et qui sait alors si je n’aurais pas été accusée de plagiat ?
Être accusé de plagiat par méconnaissance, c’est la hantise de tous les doctorants. On ne peut jamais être exhaustif dans ses lectures, alors comment être assuré qu’on ne va pas écrire, en toute bonne foi, ce qu’un autre chercheur a déjà publié, en France ou au Japon?
Et même, seconde hantise, comment être certain qu’on ne va pas écrire ce qu’on a lu il y a quelques années, après avoir oublié qu’on l’a lu ?
Sauf que dans les affaires qui ont fait scandale, il n’y a pas de bonne foi possible. La doctorante plagiaire dont parle Médiapart a produit une « thèse-mosaïque » qui reprend les analyses d’une bonne vingtaine de travaux universitaires, mais sans les sacro-saints guillemets qui garantissent l’honnêteté intellectuelle (pour ne pas dire la moralité) du chercheur. Comme sa thèse portait sur la voix dans l’œuvre d’André du Boucher, elle a tout simplement recopié des paragraphes ou des phrases de travaux qui concernaient d’autres poètes, par exemple Jacottet, en remplaçant leur nom par celui de du Bouchet.
On aurait presque envie d’en rire, si cette affaire n’éclaboussait pas tout le milieu de la recherche par ricochet – il suffit d’aller lire les commentaires qui suivent l’article sur Médiapart. Parce que le comble, c’est que cette doctorante a été recrutée comme PRAG à Paris IV, c’est-à-dire un poste de prof agrégé ou certifié chargé de cours, alors que des centaines de doctorants rêveraient d’avoir ce poste.
Moi qui me tue à dire à mes étudiants que « Reformuler, c’est s’approprier, et s’approprier, c’est le point de départ pour aller plus loin« , je me demande ce que cette doctorante enseignait à ses étudiants: les arts de la contrefaçon ?
La seule excuse que je lui trouve, c’est un burn-out ou un craquage de nerfs devant l’ampleur du travail que représente une thèse. Quand une fourmi est devant une montagne, il arrive qu’elle renonce et se fasse écraser. Et j’ai beau trouver inqualifiable ce qu’elle a fait, je la plains vraiment de vivre ça à l’heure d’internet: en plus d’être officiellement exclue de l’enseignement supérieur, son nom est partout sur la toile, copié-collé. Je lui souhaite bon courage pour sa reconversion: il y a des vies en-dehors de la thèse, heureusement.
Voir aussi le dossier « Plagiat » sur fabula.
A suivre.
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