On ne naît pas thésard, et on s’étonne souvent de l’être devenu… Un choix de vie assumé, au prix de quelques angoisses.
« Ce qui me gêne n’est jamais le bruit continu, même fort, s’il n’est pas frappé, sur le parquet, (il l’est moins souvent sans doute dans la chambre qu’à l’angle du couloir). Et tout ce qui est traîné sur le parquet, qui y tombe, y court. » Marcel Proust, Lettres à sa voisine, Lettre 20, Texte établi et annoté par Estelle Gaudry et Jean-Yves Tadié, Gallimard, 2013, p. 61.
Quand on travaille chez soi, la vie de l’immeuble prend aussi une signification très concrète. Comme tous ceux, assez nombreux, qui travaillent à domicile (journalistes en free lance, designers, graphistes, architectes…), je prends le pouls de mon immeuble à toutes les heures du jour. Vers 7h, je suis réveillée par les bruits de mes voisins qui font craquer le parquet en s’extirpant de leur lit, prennent leur douche en bâillant aux corneilles, écoutent de l’opéra (j’ai un voisin fou qui écoute du Wagner à l’aube, et que j’imagine brandir et faire tournoyer sa biscotte au-dessus de son café au lait en frémissant avec La chevauché des Walkyries) et font rageusement claquer leur porte pour exprimer leur désapprobation à ceux qui, comme mon copain et moi, se lèvent rarement avant l’heure décente de 8h.
Ceci dit comme je suis plutôt du matin, j’aime bien ces bruits qui annoncent une nouvelle journée, comme celui de la concierge qui glisse le courrier sous les portes vers 10h30, ou les sirènes de pompiers qui me rappellent qu’en cas d’apoplexie ou de crise cardiaque, quand ma thèse m’aura épuisée ou exaltée au-delà du raisonnable, j’aurai une chance d’être sauvée à temps et ramenée à la vie par quatre solides pompiers qui m’expliqueront que le temps perdu, ça suffit.
A partir de 9h/9h30, mon seuil de tolérance sonore commence cependant à suivre une courbe inversement proportionnelle à mon degré de concentration, et les bruits importuns suscitent une exaspération de plus en plus immaîtrisable. Comme mes propriétaires ont eu la bonne idée de faire construire un ascenseur, la cage d’escalier a été envahie pendant six mois d’un tourbillon d’ouvriers et d’un vrombissement de marteaux-piqueurs qui m’ont exilée dans toutes les bibliothèques de Paris. En mars, je pensais être tirée d’affaire quand l’ascenseur s’est pour la première fois élevé vers les sommets de l’immeuble, mais on est retombés de Charybde en Scylla depuis avril. Avec l’augmentation des charges conséquente à la construction de ce cher ascenseur, notre voisine du dessus a préféré plier bagage. Et les propriétaires d’en profiter pour refaire intégralement cet appartement situé exactement et symétriquement au-dessus du nôtre. Pour préciser mon état d’irritabilité, je dois rédiger une intervention pour un colloque auquel j’ai été acceptée, et je veux travailler chez moi pour m’éviter de transporter à la bibliothèque mon ordinateur et la douzaine de livres que j’ai achetés et surlignés pour l’occasion, parce que sinon c’est une douzaine de pompiers qu’il va falloir appeler pour me masser le dos. Et puis étant donné que mon loyer absorbe la moitié de mes revenus, je me dis que travailler chez moi relève après tout de mon droit le plus élémentaire.
Sauf que depuis que les ouvriers ont commencé à refaire le parquet, et à asséner des coups de marteaux que les boules Quiès n’atténuent que dans mes rêves, j’ai vraiment compris mon malheur. Le parquet des appartements parisiens, c’est comme le « moi-peau » où se projette et se concentre toute notre sensibilité, la fine enveloppe qui protège notre intimité des assauts extérieurs. Donc vivre en-dessous d’un parquet qu’on détruit méthodiquement et inlassablement, c’est aussi insoutenable que d’être torturé avec une aiguille à repriser, surtout quand on essaie de comprendre des phrases du type : « Le trope illocutoire lexicalisé consiste en général à questionner l’une des quatre conditions de félicité caractéristiques de l’acte qu’il s’agit d’effectuer« , et que l’expression « conditions de félicité » nous met au bord de la crise de larmes et nous donne des envies de meurtre à la petite cuiller.
Quand on travaille chez soi, la vie de l’immeuble prend aussi une signification très concrète. Comme tous ceux, assez nombreux, qui travaillent à domicile (journalistes en free lance, designers, graphistes, architectes…), je prends le pouls de mon immeuble à toutes les heures du jour. Vers 7h, je suis réveillée par les bruits de mes voisins qui font craquer le parquet en s’extirpant de leur lit, prennent leur douche en bâillant aux corneilles, écoutent de l’opéra (j’ai un voisin fou qui écoute du Wagner à l’aube, et que j’imagine brandir et faire tournoyer sa biscotte au-dessus de son café au lait en frémissant avec La chevauché des Walkyries) et font rageusement claquer leur porte pour exprimer leur désapprobation à ceux qui, comme mon copain et moi, se lèvent rarement avant l’heure décente de 8h.
Ceci dit comme je suis plutôt du matin, j’aime bien ces bruits qui annoncent une nouvelle journée, comme celui de la concierge qui glisse le courrier sous les portes vers 10h30, ou les sirènes de pompiers qui me rappellent qu’en cas d’apoplexie ou de crise cardiaque, quand ma thèse m’aura épuisée ou exaltée au-delà du raisonnable, j’aurai une chance d’être sauvée à temps et ramenée à la vie par quatre solides pompiers qui m’expliqueront que le temps perdu, ça suffit.
A partir de 9h/9h30, mon seuil de tolérance sonore commence cependant à suivre une courbe inversement proportionnelle à mon degré de concentration, et les bruits importuns suscitent une exaspération de plus en plus immaîtrisable. Comme mes propriétaires ont eu la bonne idée de faire construire un ascenseur, la cage d’escalier a été envahie pendant six mois d’un tourbillon d’ouvriers et d’un vrombissement de marteaux-piqueurs qui m’ont exilée dans toutes les bibliothèques de Paris. En mars, je pensais être tirée d’affaire quand l’ascenseur s’est pour la première fois élevé vers les sommets de l’immeuble, mais on est retombés de Charybde en Scylla depuis avril. Avec l’augmentation des charges conséquente à la construction de ce cher ascenseur, notre voisine du dessus a préféré plier bagage. Et les propriétaires d’en profiter pour refaire intégralement cet appartement situé exactement et symétriquement au-dessus du nôtre. Pour préciser mon état d’irritabilité, je dois rédiger une intervention pour un colloque auquel j’ai été acceptée, et je veux travailler chez moi pour m’éviter de transporter à la bibliothèque mon ordinateur et la douzaine de livres que j’ai achetés et surlignés pour l’occasion, parce que sinon c’est une douzaine de pompiers qu’il va falloir appeler pour me masser le dos. Et puis étant donné que mon loyer absorbe la moitié de mes revenus, je me dis que travailler chez moi relève après tout de mon droit le plus élémentaire.
Sauf que depuis que les ouvriers ont commencé à refaire le parquet, et à asséner des coups de marteaux que les boules Quiès n’atténuent que dans mes rêves, j’ai vraiment compris mon malheur. Le parquet des appartements parisiens, c’est comme le « moi-peau » où se projette et se concentre toute notre sensibilité, la fine enveloppe qui protège notre intimité des assauts extérieurs. Donc vivre en-dessous d’un parquet qu’on détruit méthodiquement et inlassablement, c’est aussi insoutenable que d’être torturé avec une aiguille à repriser, surtout quand on essaie de comprendre des phrases du type : « Le trope illocutoire lexicalisé consiste en général à questionner l’une des quatre conditions de félicité caractéristiques de l’acte qu’il s’agit d’effectuer« , et que l’expression « conditions de félicité » nous met au bord de la crise de larmes et nous donne des envies de meurtre à la petite cuiller.
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À suivre.
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