Lettres ou ne pas être #46: beautés cachées
« Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là […], ce sont les parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel Proust, Pléiade I, p. 521)
Depuis que j’ai commencé ma relecture de la Recherche, je me rends compte que je ne suis pas du tout sensible aux mêmes passages qu’il y a cinq ans, quand j’avais décidé pour la première fois de lire Proust en entier, sans aucune idée de thèse derrière la tête. À ce moment-là, j’adorais les développements sur l’amour et la jalousie, notamment dans « Un amour de Swann » ou La Prisonnière, alors que les descriptions des aubépines ou des pommiers en fleurs me rasaient presque autant que l’émerveillement du héros devant les vieilles églises ou les clochers dont les perspectives changent beaucoup – vous serez contents de le savoir – selon qu’on est à pied ou en voiture. En somme j’étais encore une ado en quête de romanesque, une Madame Bovary à peine plus évoluée. À croire qu’une bonne série aurait suffi à faire l’affaire.
Maintenant, je trouve presque éculées toutes ces considérations sur l’impossibilité de connaître celui qu’on aime, « la sorte de création que c’est d’une personne supplémentaire, distincte de celle qui porte le même nom dans le monde, et dont la plupart des éléments sont tirés de nous-mêmes. » D’accord, je trouve toujours magnifiques les passages où le héros est désespéré non pas tant que Gilberte ne l’aime pas, mais de savoir qu’un jour viendra où c’est lui qui aura cessé de l’aimer, et qu’il sera alors trop tard pour qu’elle le reconquière, puisque le Moi qui l’avait adorée sera définitivement mort et oublié. Et mon côté sentimental et impressionnable reste encore tout ému par des constats aussi terribles: « On construit sa vie pour une personne et quand enfin on peut l’y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt pour nous et on vit prisonnier, dans ce qui n’était destiné qu’à elle. » Quand on lit ça à 22 ans, c’est sûr qu’on ne s’en remet jamais. La preuve, j’ai décidé de faire une thèse sur Proust.
Mais aujourd’hui que ces passages ont un peu perdu pour moi de la force qu’ils avaient alors, je réalise que j’étais passée à côté de plein de beautés cachées, notamment toutes les descriptions des églises, de Combray à Balbec. Le narrateur décrit la première comme « une vallée remplie de fées », dont le porche a été progressivement creusé par « le doux effleurement des mantes des paysannes » tandis que « ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœur comme un pavage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure […] ». Et un peu plus loin, dans un passage très connu, il décrit l’église comme : « un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps –, déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux ».
Dans la Recherche, le narrateur évoque cette sensibilité à des aspects différents d’une même œuvre d’art au sujet de la Sonate de Vinteuil, dont le héros n’apprécie que progressivement toutes les dimensions :
« Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette Sonate, je ne la possédai jamais tout entière: elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur. »
Pour Proust, les beautés qu’on découvre en premier dans une œuvre sont celles dont on se fatigue le plus vite, et « il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui par le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous la quitterons aussi en dernier. Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. »
Pour résumer, certains passages difficiles des chefs d’œuvre ou certaines œuvres dans leur intégralité sont d’abord dédaignés ou traînés dans la boue – Proust en sait quelque chose – car ils doivent habituer le public aux nouvelles règles, aux formes inédites qu’ils proposent. Mais le vrai chef d’œuvre parvient à infléchir progressivement le goût du public, de sorte que l’auteur crée non seulement une œuvre intemporelle mais un nouveau public qui ne juge plus selon les mêmes critères que la génération précédente.
C’est finalement comme dans l’amour: on tombe amoureux pour des raisons qui nous sont d’abord inconnues, en s’étonnant d’aimer quelqu’un qui n’est en général « pas notre genre » et en passant chaque jour à côté des traits de caractère que le temps viendra nous révéler progressivement comme ceux que nous aimerons le plus durablement, et dont nous ne pourrons jamais nous séparer ni faire le deuil.
À quand la thèse de psycho-sociologie qui montrerait que les thésards sont des amoureux plus pérennes que les autres?
Maintenant, je trouve presque éculées toutes ces considérations sur l’impossibilité de connaître celui qu’on aime, « la sorte de création que c’est d’une personne supplémentaire, distincte de celle qui porte le même nom dans le monde, et dont la plupart des éléments sont tirés de nous-mêmes. » D’accord, je trouve toujours magnifiques les passages où le héros est désespéré non pas tant que Gilberte ne l’aime pas, mais de savoir qu’un jour viendra où c’est lui qui aura cessé de l’aimer, et qu’il sera alors trop tard pour qu’elle le reconquière, puisque le Moi qui l’avait adorée sera définitivement mort et oublié. Et mon côté sentimental et impressionnable reste encore tout ému par des constats aussi terribles: « On construit sa vie pour une personne et quand enfin on peut l’y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt pour nous et on vit prisonnier, dans ce qui n’était destiné qu’à elle. » Quand on lit ça à 22 ans, c’est sûr qu’on ne s’en remet jamais. La preuve, j’ai décidé de faire une thèse sur Proust.
Mais aujourd’hui que ces passages ont un peu perdu pour moi de la force qu’ils avaient alors, je réalise que j’étais passée à côté de plein de beautés cachées, notamment toutes les descriptions des églises, de Combray à Balbec. Le narrateur décrit la première comme « une vallée remplie de fées », dont le porche a été progressivement creusé par « le doux effleurement des mantes des paysannes » tandis que « ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœur comme un pavage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure […] ». Et un peu plus loin, dans un passage très connu, il décrit l’église comme : « un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps –, déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux ».
Dans la Recherche, le narrateur évoque cette sensibilité à des aspects différents d’une même œuvre d’art au sujet de la Sonate de Vinteuil, dont le héros n’apprécie que progressivement toutes les dimensions :
« Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette Sonate, je ne la possédai jamais tout entière: elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur. »
Pour Proust, les beautés qu’on découvre en premier dans une œuvre sont celles dont on se fatigue le plus vite, et « il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui par le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous la quitterons aussi en dernier. Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. »
Pour résumer, certains passages difficiles des chefs d’œuvre ou certaines œuvres dans leur intégralité sont d’abord dédaignés ou traînés dans la boue – Proust en sait quelque chose – car ils doivent habituer le public aux nouvelles règles, aux formes inédites qu’ils proposent. Mais le vrai chef d’œuvre parvient à infléchir progressivement le goût du public, de sorte que l’auteur crée non seulement une œuvre intemporelle mais un nouveau public qui ne juge plus selon les mêmes critères que la génération précédente.
C’est finalement comme dans l’amour: on tombe amoureux pour des raisons qui nous sont d’abord inconnues, en s’étonnant d’aimer quelqu’un qui n’est en général « pas notre genre » et en passant chaque jour à côté des traits de caractère que le temps viendra nous révéler progressivement comme ceux que nous aimerons le plus durablement, et dont nous ne pourrons jamais nous séparer ni faire le deuil.
À quand la thèse de psycho-sociologie qui montrerait que les thésards sont des amoureux plus pérennes que les autres?
A suivre.
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