« Si l’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements » (Marcel Proust – « Sodome et Gomorrhe »)
Une semaine plus tard, je retrouve mon amphi, pleine d’énergie et de motivation. À priori, la séance ne se prête pas aux débats ni aux controverses, jusqu’au moment où je demande aux étudiants quels écrivains ont écrit des récits qui adoptent le point de vue d’un collabo ou d’un SS. J’attendais par exemple Robert Merle dans La Mort est mon métier, Jonathan Littell pour Les Bienveillantes, mais l’un des élèves de la bande des quatre (voir le JDT #23) lève le doigt et me répond :
- Serge Ayoub par exemple.
Cette fois je bloque au moins deux secondes et demie, en visualisant le skinhead des Jeunesses Nationalistes révolutionnaires que j’avais vu à la télé il y a quelques mois, dans un documentaire qui nous avait complètement abattus mon copain et moi. Et je me sens soudain comme cet homme distrait, dont Proust prend l’exemple, qui trouve une femme mystérieusement fatiguée, jusqu’à ce qu’un voisin lui fasse remarquer qu’elle est tout simplement enceinte: et cet homme, qui ne l’avait pas remarqué, ne verra désormais plus que le ventre proéminent de cette femme.
Comme les personnages proustiens, j’avais essayé depuis quinze jours de décrypter les signes contradictoires -physiques, comportementaux, oratoires- émis par cet élève: il m’avait cité Vincent Raynouard mais n’avait pas le look d’un intégriste catholique, semblait très politisé et arborait un tee-shirt un peu rock tout en restant globalement assez neutre physiquement. La référence à Vincent Raynouard m’avait mise sur une mauvaise piste, mais la mention de Serge Ayoub venait soudainement m’ouvrir les yeux comme ceux de l’homme distrait: c’était en fait un apprenti skinhead, qui avait dû côtoyer quelques simili Serge Ayoub pendant son adolescence, que j’avais en face de moi, entouré de ses trois faire-valoir.
Comme je ne veux pas relancer les débats négationnistes ou antisémites, je lui réponds simplement que j’attendais des réponses plus littéraires, mais je me demande à la fin du cours s’il va mettre un point d’honneur à me citer un militant d’extrême-droite chaque semaine.
Le lendemain soir, je débriefe en buvant des verres avec des amis, qui me donnent tous des avis contradictoires :
Comme les personnages proustiens, j’avais essayé depuis quinze jours de décrypter les signes contradictoires -physiques, comportementaux, oratoires- émis par cet élève: il m’avait cité Vincent Raynouard mais n’avait pas le look d’un intégriste catholique, semblait très politisé et arborait un tee-shirt un peu rock tout en restant globalement assez neutre physiquement. La référence à Vincent Raynouard m’avait mise sur une mauvaise piste, mais la mention de Serge Ayoub venait soudainement m’ouvrir les yeux comme ceux de l’homme distrait: c’était en fait un apprenti skinhead, qui avait dû côtoyer quelques simili Serge Ayoub pendant son adolescence, que j’avais en face de moi, entouré de ses trois faire-valoir.
Comme je ne veux pas relancer les débats négationnistes ou antisémites, je lui réponds simplement que j’attendais des réponses plus littéraires, mais je me demande à la fin du cours s’il va mettre un point d’honneur à me citer un militant d’extrême-droite chaque semaine.
Le lendemain soir, je débriefe en buvant des verres avec des amis, qui me donnent tous des avis contradictoires :
- Mais Anna c’est génial, tu as l’occasion de cerner la psychologie d’un militant d’extrême-droite, il faut que tu le laisses s’exprimer le plus possible pour démonter méthodiquement ses arguments ! Au fond, c’est peut-être des réponses que tu vas lui apporter que dépendra sa radicalisation future. (Le seul problème, c’est que j’ai un cours de littérature à donner à 65 étudiants déjà saoulés par les quatre perturbateurs, je ne peux pas transformer chaque séance en débat politique avec un petit leader de 18 ans qui ne demande que ça.)
- Non en fait, il ne faut plus que tu parles d’auteurs juifs, de tout ce qui a un rapport avec l’Affaire Dreyfus, la Seconde Guerre Mondiale, la Shoah, de ce qu’ils peuvent saisir comme une occasion de déverser leur idéologie. (Mais là encore, le problème est que je leur ai déjà distribué mon plan de cours, et qu’un cours sur l’engagement qui n’aborde pas l’Affaire Dreyfus est tout simplement un non-sens. Et je n’ai pas l’intention non plus de renoncer à des auteurs comme Marguerite Duras dans La Douleur ou Robert Antelme dans L’Espèce humaine. Ce serait comme leur prouver que j’ai peur de leur réaction !)
On en déduit que les prochaines séances seront décisives, et que ça reste une chance d’être confronté à des élèves qui s’impliquent intellectuellement et personnellement dans le cours. Et puis si un jeune sur 4 vote Front National, c’est qu’un étudiant sur 4 a des opinions très tranchées sur un certain nombre de sujets. Or les profs sont peut-être pour eux les seuls représentants concrets de l’autorité, de l’institution, en un mot du système qu’ils rejettent -mais c’est bien ce qui m’inquiète: qu’est-ce qui a déraillé ou n’a pas fonctionné pour qu’ils soient déjà tellement anti-système à 18 ans?
Mon copain me fait remarquer qu’ils se sont quand même inscrits à la fac, et sans doute pas seulement pour obtenir une bourse: leurs attentes sont bien là, reste à cerner comment y répondre en leur apprenant à penser un peu moins mal, et sans leur donner l’impression que je suis une pure représentante d’un système et d’un milieu intellectuel qu’ils détestent. Là encore, vaste programme.
À suivre.
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
Mon copain me fait remarquer qu’ils se sont quand même inscrits à la fac, et sans doute pas seulement pour obtenir une bourse: leurs attentes sont bien là, reste à cerner comment y répondre en leur apprenant à penser un peu moins mal, et sans leur donner l’impression que je suis une pure représentante d’un système et d’un milieu intellectuel qu’ils détestent. Là encore, vaste programme.
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