Photographe attelé à la construction d’un « Laboratoire de Lumière ». Une manière de nommer l’atelier que je me fabrique… L’angoisse…
L’angoisse… Nous en avions parlé plusieurs fois. Toujours au même endroit, toujours avec la même lumière. C’était dans un endroit sombre où l’homme était maître des lieux. Les sonorités de jazz couvraient souvent nos propos. Je l’avais bien compris, l’affaire ne serait pas simple. Je ne voyais l’homme que dans ce club, à différentes heures de la nuit qui était son univers. Il en avait choisi la lumière ainsi que l’environnement sonore. Il fallait que je puisse le voir ailleurs, sous une autre lumière. Dans un autre décor. Cela changerait certainement les discussions et les points de vues. Je devais faire en sorte qu’il se décide à quitter sa tanière. Les premières propositions de rendez-vous furent balayées par des éclats de rires. Je voulais faire un portrait de lui qui pouvait représenter l’angoisse dont il m’avait fait part. L’angoisse, à l’idée de sortir de la grande ville en pleine journée. La peur de ne pas être à sa place. J’avais repéré un lieu qui pouvait faire l’affaire. J’y allais rôder parfois. C’était un chantier destiné à la construction d’immeubles d’habitations ou de bureaux. C’était à l’ouest de la métropole, au-delà du boulevard circulaire. Une frontière pour cet homme de la ville. L’endroit était souvent désert en ce mois de juillet. Il y faisait chaud et humide, l’odeur du béton à peine sec compactait l’atmosphère, le sol était couvert de boue sèche. Quelques flaques d’huile tentaient péniblement de s’évaporer. Il lui faudrait faire attention où mettre les pieds. Qu’il fasse gaffe à ses pompes! Cela me semblait idéal pour une rencontre avec l’homme et je sentais que ça l’intéressait. Il ne l’avait pas fait depuis longtemps. Depuis plusieurs années. Je savais que ça lui ferait peur. Il vivait la nuit, n’était pas sorti de la ville depuis plusieurs années, se demandait avec une certaine crainte à quoi cela pouvait ressembler le pourtour de la ville après tant de temps. Il me fallut plusieurs semaines pour convaincre cet homme de la nuit de m’accompagner en pleine journée. Il me semblait inquiet. L’idée de sortir de son univers le perturbait tout autant que l’heure du rendez-vous. Il ne serait plus sur son terrain, il ne serait plus dans sa lumière. Lorsque le rendez-vous a été fixé, il a décidé que nous utiliserions son véhicule. Je n’y voyais pas d’inconvénient. Cela lui permettrait de rentrer chez lui plus vite au cas ou cela se ne se passerait pas bien. Il faisait chaud lorsque nous sommes arrivés au lieu dit. Il portait comme convenu, un costume sombre et des chaussures cirées. Le coffre de la voiture contenait différents accessoires dont un imperméable qu’il allait utiliser comme cache-poussière pour protéger son costume noir lors de nos déplacements sur le chantier. Cette chaleur de juillet le rendait mal à l’aise, le décor ne lui plaisait pas: les conditions étaient réunies pour que mon personnage prenne corps. Cette séance de prises de vues faisait partie d’une série que je réalisais pour des recherches personnelles. Je cherchais des ambiances inspirées de romans policiers, de musiques, ou de film comme Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle. Avec l’homme nous avions parlé de tout cela pour élaborer une mise en scène à l’opposé de sa vraie vie.
Il ne simulait pas ce malaise visible sur l’image. La température en cette journée sur le chantier, la lumière crue, les odeurs d’huiles de machines, la saleté, tout cela le faisait souffrir. Il n’aimait pas et me le faisait savoir. Il me parlera longtemps d’une petite chose que l’on ne voit pas sur l’image, il me parlera de ses chaussures ternies par la poussière…