La cadence de ce feuilleton, si précisément réglée, est bien différente de celle que nous impose l’île où, chaque jour, l’imprévu surgit. Zoé raconte comment quand tout casse, il faut plier (les genoux).
En carré V.I.P.
Les quinze derniers jours sont passés à l’allure de la tempête qui nous accompagnait: très vive. À peine installés dans notre nouvelle maison, il nous fallait déjà préparer l’île pour l’arrivée des propriétaires. Entre autres choses, le nettoyage de leur grande maison m’a appris que les mouches et les araignées défèquent et que leurs fèces sont tenaces et disséminés absolument partout, du sol au plafond, et l’entretien des allées en graviers sur lesquelles viennent se déposer les aiguilles de pin m’ont quant à elles fait abandonner mon ramasse-feuilles, avec lequel je récoltais plus de graviers que d’aiguilles de pin, pour me résigner à ramasser les aiguilles de pin à la main, une à une, à genou dans les cailloux. J’ai cru pleurer de rage devant une telle bêtise et je réfléchis depuis au meilleur moyen d’empêcher l’accès des aiguilles de pin à toutes les parties dites civilisées de l’île!
L’arrivée des propriétaires a signé la fin de la frénésie hygiéniste. Je m’en suis frotté les mains -fort douloureuses- jusqu’au moment où j’ai réalisé que s’ouvrait non pas une période de tranquille mise en disponibilité pour le cas où les propriétaires auraient besoin de nos services de navigation mais une phase d’adaptation des uns aux autres. Nous les avions bien sûr rencontrés au moment de notre candidature mais notre connaissance mutuelle restait très limitée. C’était donc le moment de vérité: le premier accueil que nous leur offrions leur conviendrait-il? Quel « style » révèleraient ceux qui nous emploient?
Cluedo
Ce fut une semaine épuisante: les gardiens sont censés tout savoir de l’île, où se trouve quoi, comment faire ci et ça, leur connaissance de l’île doit dépasser celle des propriétaires qui, ne venant pas souvent, oublient beaucoup de détails sur son fonctionnement. Or notre mémoire n’est pas des plus fiables, nous en avons d’ailleurs eu une brillante confirmation lorsque, l’eau n’étant temporairement pas potable dans leur maison, nous avons indiqué à nos nouveaux patrons un point d’eau alternatif, potable celui-ci… sauf qu’on s’est trompé de robinet. Pas de drame mais ils ont été brassés tout le séjour. Pour faire bonne impression, on repassera.
Pourtant, après une petite semaine à marcher sur des braises en attendant leur verdict, nous soufflons de soulagement: malgré la tentative d’empoisonnement et une panne d’essence en mer en pleine tempête, ils trouvent nos débuts prometteurs. Nous les voyons repartir le coeur léger!
Cadeaux de départ
Le soulagement est toutefois de courte durée. Leur départ coïncide avec le retour du gardien précédent qui nous rejoint sur l’île après quelques semaines de vacances. Il reste une quinzaine de jours pour clore notre formation. La propriétaire lui a laissé une longue liste de choses à boucler avant son départ, pas le temps de chômer.
Nous avons par contre l’occasion de mesurer l’ampleur de nos lacunes. Des choses dites il y a trois mois sont oubliées, recouvertes sous la masse d’informations reçues depuis. L’exaspération monte face au temps qui file et à nos mémoires qui ne parviennent pas à tout retenir. Pour ne rien arranger, tout semble vouloir céder sous les derniers gestes du gardien en partance.
Florilège des surprises rencontrées ces derniers jours: le Karcher que l’on vient de faire réparer ne fonctionne toujours pas, la rame du canoë s’est cassée en deux, le canoë lui-même prend l’eau, le moteur du bateau se met à fumer, le second bateau, un pneumatique, ne veut pas rester gonflé plus de 24h, la cuisine que l’on doit installer dans le rez-de-chaussée de notre maison est trop haute pour ses bas plafonds, une fuite s’est déclarée quelque part dans l’île, le poêle à bois fourni par la propriétaire est en fait un poêle à mazout, de surcroît tout déglingué: nous nous en sommes rendu compte une fois ses quelques dizaines de kilos chargées dans le bateau puis déchargées sur l’île, verdict: nous sommes bons pour lui faire faire le chemin inverse…
Mais il y a aussi le printemps qui ramène sa fraise, tranquillement. Je m’en réjouis et, pour la première fois de ma vie, j’ai procédé au semis de graines qui, si elles répondent à mes invocations, deviendront les premiers légumes issus des attentions prodiguées par mes petites mains.
Métamorphose
Mes mains… Elles souffrent, les pauvres, du changement de leurs habitudes: ongles coupés très courts et pourtant toujours crottés, peau rêche malgré la crème dont je me badigeonne au moment d’aller me coucher, éraflures multiples et variées, et même des cals sur mes doigts de pianiste. Mes bras se transforment eux aussi, ou alors c’est moi qui veut y croire, ces bras s’arrondissent aux épaules et sous le roulis de mes biceps. Je me sens forte, je me sens faible, je ne me reconnais plus bien mais n’ai pas trop le temps d’y penser. Mes jambes sont pleines de bleus dont j’ignore l’origine, et mon dos, bien sûr, me fait mal. Je suis déjà presque bronzée par tout le temps passé dehors, je mange beaucoup, je dors bien et suis pourtant fatiguée. Je me change au moins trois fois par jour mais c’est toujours en habits de chantier et je m’habitue à vivre avec les araignées et autres cloportes. Il y a tant de changements, tant de nouveautés que je ne peux tous les citer mais j’aime assez le sentiment de dépossession que cette grande vague génère. Je flotte toujours, mais c’est très différemment d’il y a quelques semaines.
C’est alors qu’on apprécie la tenue de ce feuilleton, générateur de pauses dans la litanie de tâches à accomplir qui jaillissent chaque jour d’un (très convoité) néant. Rendre compte de notre expérience nous permet de mesurer les progrès accomplis en un laps de temps plutôt court mais durant lequel nous parvenons à oublier que si la liste des choses à faire ne semble jamais diminuer, mine de rien, on évolue.
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