Un grand éclat de rire qui pourrait bien se glacer d’effroi, des farces qui virent au drame quand l’ombre de l’Histoire amène son lot d’arbitraire et de barbarie. « Chez les Ufs, Grumberg en scènes » propose une réflexion éblouissante sur le sens et la fatalité de nos identités.
Et si on était roux ? Et communiste ? Ou pédéraste?, franc-maçon? Et si on était juif? Là tout s’arrête, rien ne va plus. Lorsque X, ainsi nommé par Jean-Claude Grumberg, l’auteur, annonce à sa femme qu’il est juif –du moins, d’après Michu, son collègue de bureau– sa femme trouve que c’est dur. Tellement dur qu’elle décide de retourner chez sa mère, parce qu’il y a des limites à ce qu’on peut décemment supporter. Et si en plus on ne les reconnaît pas ! Encore les roux, la télévision l’a bien dit, «ils ont une odeur» : des spécialistes peuvent alors les «humer», et quand le test est concluant, les envoient se faire traiter dieu sait où –on aime autant ne pas savoir. Mais les juifs…
«Chez les Ufs, Grumberg en scènes» propose une heure vingt de pur plaisir comique et dramatique, qui ferait presque oublier la profondeur des enjeux, si l’ombre de l’Histoire, de l’Affaire Dreyfus à la Shoah, ne venait constamment nous rappeler que le comique et le tragique sont, chez Grumberg, les deux faces d’une même absurdité. Le montage de textes présenté au Théâtre de Poche Montparnasse, à Paris, s’adresse à tous les publics, quel que soit l’âge du spectateur et sa familiarité avec l’œuvre de Grumberg. Les extraits de ses « Courtes » ou de ses chefs-d’œuvre les plus joués comme «Dreyfus» ou«L’Atelier» permettent une immersion dans l’univers théâtral de l’un des dramaturges français les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle.Grumberg lui même introduit d’ailleurs brièvement chaque extrait, nous guidant à travers cette rétrospective qui permet d’éclairer la cohérence d’une œuvre et d’une vie consacrées à la dénonciation des folies de l’Histoire : de la «farce tragique» à la comédie, du conte de fées au drame, tous les genres et tous les registres sont convoqués.
Pour la première fois depuis des années, le dramaturge remonte sur scène, ce qui n’est pas pour rien dans le plaisir et l’émotion que l’on ressent dès les premières minutes. Olga Grumberg, la fille de l’auteur, et Serge Kribus sont eux aussi subtils et convaincants dans tous les registres, du rire aux larmes. La mise en scène est réalisée «sous le regard», c’est-à-dire avec les conseils avisés, de Stéphanie Tesson. Côté jardin, Grumberg, assis devant un bureau, prend régulièrement la parole pour commenter ses pièces. Quand il ne joue pas, il reste penché sur sa table de créateur ou regarde les deux comédiens qui donnent vie à l’un de ses textes. Il incarne aussi régulièrement un personnage, notamment l’enfant qu’il était : son élocution et sa gestuelle ont un potentiel comique évident, extrêmement émouvant quand on croit revoir l’enfant qu’il a dû être. Côté jardin, des vêtements suspendus, très colorés, rappellent que l’atelier de confection reste une référence fondatrice dans la vie et l’œuvre de l’auteur : plusieurs de ses pièces, notamment «L’Atelier», prennent pour cadre un atelier, lieu que Grumberg connaît bien puisque sa mère était couturière. D’une pièce à l’autre, Olga Grumberg et Serge Kribus modifient quelques touches de leur costume, mais l’ensemble reste sobre. Dans «Dreyfus», Jean-Claude Grumberg et Kribus se déguisent cependant en juifs polonais qui répètent une pièce yiddish traditionnelle : ils chaussent l’incontournable barbe postiche, hautement symbolique dans la représentation traditionnelle du juif . La mise en abîme permet alors un jeu avec les stéréotypes, par l’emprunt de costumes et de postures farcesques. Un choix de mise en scène qui interroge le caractère daté de toute représentation, et donc du regard que l’on porte sur l’identité juive.
On ne naît pas juif, on le devient
Grumberg, né en 1939, se trouve d’emblée confronté à «la lame» de l’Histoire, puisque son père est déporté et meurt à Auschwitz en 1942. Ses pièces présentent ainsi des variations autour de la question de l’identité, et plus précisément du déterminisme que la société et l’Histoire font peser sur les identités individuelles. Comme chez Albert Cohen, dans «Ô vous frères humains» par exemple, on ne naît pas juif mais on le devient : ou si on naît bien juif, l’Histoire ne laisse pas le loisir de l’oublier très longtemps. La prise de conscience enfantine que Cohen raconte en une confidence autobiographique, sur le mode de la litanie, Grumberg la met constamment en scène avec un humour corrosif et une émotion palpable, par exemple dans les extraits de «Pleurnichard» et dans «Maman revient Pauvre orphelin». L’auteur, qui a aussi publié plusieurs pièces pour enfants, touche ici toutes les sensibilités : quand Pleurnichard comprend que le pouvoir de la fiction permet de réécrire l’Histoire, il gagne son droit de cité à l’école. Comme chez Cohen, derrière l’identité, c’est toujours l’intégration qui est en jeu. Et quand il comprend que les morts ne reviendront pas, sauf s’il leur offre une seconde vie sur une scène de théâtre, il devient dramaturge. Grumberg déploie toute la palette du comique, du calembour («on n’est pas tous Hugo, on naît pas tous égaux») au comique du bas corporel avec l’hilarant «chapitre de merde» de Pleurnichard. Mais le ton redevient sérieux quand les acteurs entament la scène de «L’Acte de décès», l’une des plus belles de «L’Atelier». On rit pour compenser la perte, à défaut d’oublier la mort. On monte sur scène parce qu’il n’est pas de meilleur lieu pour conjurer l’oubli ou le mensonge. Face aux hypocrisies des institutions étatiques, le théâtre nous invite à rester vigilant. Les «Ufs», on l’aura compris, ce sont les Juifs ; mais face à un loup protéiforme, tout le monde peut devenir, d’un moment et d’une société à l’autre, le petit chaperon rouge de l’Histoire.
Pour en finir avec la question juive
Un court texte que Grumberg vient de publier, «Pour en finir avec la question juive», peut être lu dans la même optique. Ce dialogue entre un juif et son voisin du dessus illustre les difficultés qui entravent la compréhension entre voisins de palier : on imagine que la cohabitation est moins aisée encore au sein d’une même société. Pour lutter contre les préjugés immémoriels qu’internet n’aide pas à dissiper, ce texte alerte et efficace pose des définitions facétieuses qui réveillent le lecteur : «L’antisémite n’arrive pas à reconnaître qui est juif et qui ne l’est pas, du coup il voit des juifs partout, il se sent cerné, assiégé, agressé et il a peur. Le raciste, lui, reconnaît facilement qui n’est pas de sa couleur de peau, du coup il se sent cerné, assiégé, agressé et il a peur.». En reprenant et en démontant tous les poncifs véhiculés sur l’identité juive, Grumberg interroge notre rapport à nos identités les plus profondes et à celles des autres, que l’on soit juif ou non. Nul ne peut être assuré qu’il ne sera jamais ce voisin trop crédule, qui passe de l’antisémitisme le plus inconscient au fanatisme le plus dérisoire. Si l’on peut tous devenir le petit chaperon rouge de la fable, l’œuvre de Grumberg nous rappelle, dans un éclat de rire qui est toujours sur le point de se glacer d’effroi, que seule la vigilance nous empêche d’endosser le costume du loup, en devenant le méchant de l’histoire.
Géraldine Dolléans
«Chez les Ufs, Grumberg en scènes», Paris-Théâtre de Poche Montparnasse, jusqu’au 17 novembre. Avec Jean-Claude Grumberg, Serge Kribus, Olga Grumberg. Sous le regard de Stéphanie Tesson. Du mardi au samedi à 19h, le dimanche à 17h30. Durée: 1h20.
Œuvres de ou sur Jean-Claude Grumberg
«Dreyfus, L’Atelier, Zone libre,» Jean-Claude Grumberg, Actes Sud, Babel, 1990.
«Les Courtes», Jean-Claude Grumberg, Actes Sud, Babel, 1995.
«Pour en finir avec la question juive», Jean-Claude Grumberg, Actes Sud, septembre 2013 (avec un extrait lu par JCB).
Revue Théâtre aujourd’hui n°14, «Jean-Claude Grumberg», 2012.
Revue Europe, «Jean-Claude Grumberg. En rire aux larmes», Guillaume Poix, octobre 2011.
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