« Peur de rien » de Danielle Arbid: Lina prend le Paris de la liberté 🎬
« Tu existes ici plus qu’ailleurs! » dit une jeune femme expulsable à Lina, la jeune libanaise, elle-même en délicatesse avec les autorités françaises. Exister autrement qu’au Liban, c’était son pari quand elle a débarqué en France à 18 ans pour trouver une place, mettre à distance autant son pays que sa famille et faire des études. Une fiction, autoportrait fantasmé, de Danielle Arbid
Peur de rien – Danielle ARBID (Liban-France) – 1h59
– Je ne sais pourquoi je suis là!
– C’est la France qui t’a choisie alors!
Cette France-là, celle des années 90, qui tracasse les migrants et fascine par sa culture, est encore celle des cabines téléphoniques, du ministre Pasqua ou du groupe Carte de séjour, en l’occurrence le bien nommé. Lina aura bien besoin de cette possibilité de rester à Paris. Peur de rien et désir d’embrasser sa vie autrement que dans la promesse d’une cellule familiale beyrouthine qui se meurt ou se déchire dans un pays qui s’abîme.
On voit rien pendant la guerre, on voit juste des bruits…
Et Lina à qui l’incarnation de la comédienne novice Manal Issa donne exactement l’étoffe incertaine de celles et ceux qui entrent en âge adulte avance impavide. Quittant le confort de la maison parisienne d’un oncle qui la voudrait corps et âme, d’une tante donneuse de leçons pour enchaîner les galères et les initiations. De chambre de copines en foyers de jeunes femmes, d’amitiés incertaines en amours contrariés, Lina s’accroche à cet arc-en-ciel des adversités et des rencontres sexuelles et artistiques qui finissent par vous faire sujet de votre vie et de l’existence.
Tout autant déterminée que flottante, Lina s’adonne à une déclinaison insolite mais toujours curieuse de possibles repères : un homme riche et marié, un garçon de café rocker, un étudiant anar; elle fréquente des fachos dans l’incertain de sa jeunesse et d’un pays inconnu et ambivalent dans la lourdeur de son administration et dans l’évidence de ses Lumières. Autant de rencontres décisives. Celle de sa professeure d’art (impeccable Dominique Blanc) en est un point d’orgue. Le rythme de ce film énergique qui pose une France « encore » accueillante malgré Charles Pasqua ou la moralité ambiante est assuré très opportunément par un suivi musical d’époque qui convoque Siouxsie and the Banshees, Carte de Séjour ou Niagara.
La caméra et le scénario de Peur de rien -son troisième long métrage de fiction- sont bien tenus, dans l’oscillation curieuse et les échos d’une personnalité qui se cherche. La réalisatrice réussit avec sa comédienne ce qu’en son temps Maurice Pialat obtenait de Sandrine Bonnaire. De Danielle Arbid qui se dit ici inspirée par « le fantasme du souvenir » plutôt que par l’autobiographie, on se souvient du film Dans les champs de bataille (2004), chronique en temps de guerre de la vie d’une jeune fille à Beyrouth dans une filmographie qui juxtapose documentaires, fictions ou courts expérimentaux. La plupart de ses films restent invisibles au Liban.
En général mes films exposent « des secrets ». À cause de cela beaucoup de gens estiment que je suis une provocatrice, que je pose la caméra là ou ça dérange, que je le fais avec une impertinence jouissive. Et que je ne suis pas du tout représentative du monde arabe d’où je viens. Moi je trouve même dans cette détestation, une force pour faire encore des films. Car au-delà de la provocation pure, c’est la désobéissance qui m’intéresse.
Danielle Arbid. Festival de la Rochelle, 2012.
Dans le dossier de presse de « Peur de rien » cette intéressante conversation entre Danielle Arbid et Annie Ernaux :
« Danielle Arbid : Est-ce que vous écrivez, décrivez la réalité avec un souci constant de précision ou vous arrive-t-il de la réinventer ? Personnellement tous mes films partent de moi, pour aller vers l’autre. Par exemple, c’est la première fois que j’écris un long-métrage tourné en France. Et dans ce film, il n’était pas question de raconter une histoire «française» sans tenir compte de mon propre parcours.
Et j’aime bien que le film transforme la réalité du souvenir. Par exemple, « Dans les champs de bataille » remplace parfois dans ma tête mes images d’enfance. Le cinéma rend le monde conforme à nos désirs, disait André Bazin… c’est pour cela aussi qu’il est magique.
Annie Ernaux : Au début, je déformais la réalité. Dans « Les armoires vides » [premier roman de l’auteur, publié en 1974 chez Gallimard], j’ai recomposé des scènes entières de ma vie, comme vous le faites au cinéma. À partir de «La place», j’ai opté pour une écriture précise, «objective», loin du romanesque au sens où on l’entend habituellement. Mais ce qui compte vraiment pour moi, c’est la justesse de l’histoire et le fait que le lecteur s’y projette. Cette vérité, je la vois dans votre film, à travers l’éducation sentimentale de Lina et son parcours d’étrangère qui cherche à trouver sa place en France. Ce qu’il y a de formidable chez votre héroïne, c’est sa capacité à vivre en s’imprégnant du pays qu’elle découvre.
Annie Ernaux : Je viens de découvrir « Peur de rien » en projection et j’ai été très touchée. Je suis en train d’écrire un nouveau roman sur une période de vie similaire, les 17 ans d’une jeune femme. En ce qui me concerne c’est purement autobiographique et j’imagine qu’il y a beaucoup de vous dans Lina, le personnage principal…
Danielle Arbid : Merci. « Peur de rien » est un titre qui résume parfaitement le portrait que je voulais faire de Lina. Mais pour la part d’intime dans ce film, c’est plutôt le fantasme du souvenir qui m’inspire. Peut-être que la réalité de ce que j’ai vécu était plus dure ou plus douce, peu importe. Je préfère laisser œuvrer le temps. L’écriture est un moyen de composer avec le vécu et le cinéma parachève doublement ce processus : avec le scénario, le choix des comédiens puis à travers le regard que vous portez sur eux, le montage… Donc, non, ce n’est pas autobiographique. Ce que je voulais dire à travers ce film c’est «la somme de ce qu’on devient» grâce aux gens rencontrés.
Annie Ernaux : C’est en cela que l’écriture autobiographique est très différente de la vôtre…
Danielle Arbid : Lina vogue entre les gens et les milieux pour découvrir qui elle est à travers qui ils sont… L’environnement devient son miroir. C’est ce choc là que je voulais raconter. Toute cette vie qui vient avant même les papiers. Cette volonté ardente de trouver sa place. Ce premier regard sur la France, ou comment les gens la perçoivent juste à leur arrivée.
Annie Ernaux : Votre film montre d’ailleurs admirablement la violence qu’une procédure judiciaire peut représenter pour un étranger. Cette impression est évidemment palpable lorsque vous vous rendez à la préfecture pour obtenir la carte de séjour ou au tribunal, dans la très belle scène de fin. Dans ce mélange de grande peur et d’espérance qui marque les visages… Mais le film peut être aussi considéré comme une réflexion sociale sur les étrangers : au début du film, Lina est accueillie par une amie étudiante mais, à travers la réaction de sa sœur, on comprend parfaitement que lorsque des problèmes surgissent, venir d’ailleurs devient immédiatement une circonstance aggravante.
Danielle Arbid : Oui elles se méfient d’elle, mais elles l’aident aussi lorsqu’elle se retrouve sans logement. Il y a aussi l’étudiante royaliste et son ami Skin… qui lui apporte son soutien, et paradoxalement Lina l’accepte sans jugement. Quand on arrive quelque part, on ignore les codes. Si j’avais été élevée en France, je n’aurais sans doute jamais fréquenté de royalistes. Mais j’ai vécu exactement cette même situation que je trouve aujourd’hui inconcevable ! Au début tout semble possible. À travers ces diverses rencontres, je voulais raconter par exemple ma découverte du débat d’idées entre la gauche et la droite en France. Plus marquée en 1993, époque du film, qu’aujourd’hui. Où l’on croyait encore dans le mot révolution… Les notions de gauche et de droite que j’ai découvertes en Occident. Au Moyen-Orient, l’appartenance politique est clanique.
Annie Ernaux : Lina explique également qu’elle a davantage souffert des conflits familiaux que de la guerre qui sévissait au Liban. A mon sens, c’est une vérité universelle pour tout adolescent en construction, pour chaque adulte dans son quotidien.
Danielle Arbid : « Peur de rien » est avant tout un film sur la jeunesse parce que son héroïne a 18 ans et qu’elle a instinctivement envie d’être libre. Lorsque l’on est jeune, on est avant tout chamboulé par la découverte de soi. Et je voulais faire le film le plus sincère possible sur l’immigration. Ce qui donne une jeune immigrée pleine de vie !
En général les films traitant de l’immigration montrent des protagonistes tournés vers leur passé : « Peur de rien » regarde l’avenir. Comme cela a été mon cas en arrivant ici. Ce sont souvent les autres qui ramènent les immigrés à leurs racines et à leurs communautés… La problématique de Lina est de trouver des gens, une famille d’adoption à travers des amis, des amants, un monde qui lui ressemble, ou qui ressemble à un idéal. Alors elle cherche !
Annie Ernaux : Votre récit a une force universelle : il parle à tous les Français d’origine étrangère comme à tous les adolescents qui tentent de trouver leur place dans le monde où ils vivent. Tout le film est guidé par l’apprentissage sentimental et culturel de Lina.
Danielle Arbid : C’est peut-être à cause de cette ambition là que le financement du film a été compliqué à trouver. La plupart ne comprenait pas ce désir de regarder la France. Comme s’il suffisait déjà d’être arrivé là… Et on ne va pas en plus donner son avis ! (rires). Et pourquoi Lina – une Arabe – tomberait amoureuse non pas d’un homme, mais de trois.
Annie Ernaux : Comme s’il s’agissait du monde entier ! (rires)
Danielle Arbid : Pour Lina, c’est une manière de tomber amoureuse de ce nouveau monde : la France. Chacun de ces hommes représente une classe, un univers, un désir différent. Chacun participe à son initiation.
Annie Ernaux : Après avoir lu le synopsis de votre film, je me suis demandée si l’oncle de Lina qui l’accueille en France et tente d’abuser d’elle était le premier des trois hommes qu’elle rencontre.
Danielle Arbid : En un sens, cet oncle est le premier jalon masculin sur le parcours de Lina. Il infléchit sans le savoir son destin, provoque effectivement sa fugue. Cette première scène de confrontation, je l’ai volontairement filmée en respectant l’intégrité de ce que sont Lina et son oncle. Elle pose d’emblée le tempérament de l’héroïne : face à cet homme pressant, plutôt violent, sexuellement agressif, elle n’a « peur de rien ».
Annie Ernaux : Vous ne jugez jamais le comportement de Lina ou des autres personnages. C’est tellement important ! Dans la vie, on agit souvent sans analyser d’emblée ses motivations. J’ai toujours adopté cette règle en écrivant : qui suis-je pour juger ?
Danielle Arbid : Je me suis refusée à trancher sur les personnages du film, y compris sur celui de l’oncle. Chacun a ses motivations. L’oncle se retrouve un soir seul face à Lina qui a 18 ans, qui est belle et qui n’est pas sa nièce de sang, alors pourquoi ne tenterait-il pas sa chance ? L’acteur a fini par comprendre que je voulais qu’il défende la vérité de son personnage. Ma démarche était la même lorsque j’ai filmé les retrouvailles houleuses entre Lina et sa famille au Liban. La mère est fatiguée de ses enfants et de son mari malade… mais elle est aimante. Le point de vue sur les gens et sur nous-mêmes est en perpétuel mouvement, pourquoi le figer ?
Annie Ernaux : Cette scène où Lina est dans la voiture avec sa mère et son frère qui ne cessent de se disputer est d’une grande violence. Elle explique tout de son choix d’être partie vivre ailleurs.
Danielle Arbid : Lina a eu raison de s’échapper de ce carcan où elle n’aurait pas pu être elle-même. Mais je n’ai jamais cherché l’apitoiement ou la condamnation : je tenais à faire de « Peur de rien » un film fondamentalement lumineux. Les premières années que j’ai vécues en France étaient plus dures et solitaires que celles de Lina : ce film, je l’ai écrit et accompli après avoir fait un bilan du passé. Et ce bilan est lumineux. C’est en cela que « Peur de rien » est une recomposition, à l’aune de ce que je suis et de ce que je ressens aujourd’hui. Lorsque je suis arrivée ici, j’ai aussi fait des rencontres formidables : après les mois de désert, il y a eu des soleils. La France n’existe pas en soi, ce sont les humains qui la font exister.
Annie Ernaux : J’aime votre parti pris de préserver l’ambivalence de Lina : on ne sait pas si elle est séduite par la richesse ou l’aplomb de Jean-Marc. Il n’y a pas d’explication psychologique superflue, elle vit spontanément cette rencontre.
Danielle Arbid : C’est une histoire d’initiation sexuelle. Puis j’ai toujours eu du mal à filmer la parole, surtout lorsque les actes sont révélateurs. Je préfère tourner des scènes de sexe que d’interminables
discussions au café ! « Peur de rien » est mon film le plus « bavard », preuve que je m’adapte au cinéma français (rires). Mais Lina ne voit pas la richesse de Jean-Marc. Elle se laisse porter par son sourire.
Annie Ernaux : Des trois garçons, mon préféré est Julien… Peut-être parce qu’il ressemble à certains hommes de ma vie… Un, en particulier, qui était plus jeune que moi… Il écrit à Lina cette lettre magnifique où il lui raconte son bonheur d’être «étranger quelque part». En revanche, il a cette idée saugrenue de mettre de la musique au moment où il veut coucher avec elle. Pour moi, ça casse tout.
Danielle Arbid : Je ne trouve pas ça si ringard… Lina et Julien se découvrent à un moment de leur vie où ils sont indépendants de tout et de tous. Julien a l’esprit qui voyage sans cesse, c’est un inconsolable, un poète. Et il y a en lui quelque chose de son interprète, Damien Chapelle. Julien a beau s’en aller, on peut imaginer qu’il reviendra un jour.
Annie Ernaux : Était-ce compliqué de trouver une comédienne qui corresponde au fantasme que vous pouviez avoir de Lina ?
Danielle Arbid : Trois mois avant le tournage, je cherchais encore une jeune fille qui m’interpelle, « qui me ressemble ». Je pense que tous les réalisateurs cherchent ça. Je me suis lancée dans un casting sauvage, en France et au Liban.
J’ai reçu 700 candidatures, rencontré une centaine de jeunes filles et j’ai eu un coup de cœur pour Manal Issa. Elle avait 21 ans, une personnalité opaque, mystérieuse. Elle vivait dans une famille libanaise d’origine musulmane installée en France depuis cinq ans et plutôt refermée sur elle-même. Mais elle venait de se faire tatouer « Ma révolution» sur son bras gauche.
J’ai tourné la scène de sexe entre elle et Paul Hamy dès la première semaine et Manal a fondu en larmes. Elle m’a avoué qu’elle pleurait de bonheur parce qu’elle se sentait enfin «voler» ! Manal a vécu viscéralement le parcours de son personnage ; elle a regardé Paul puis Damien et enfin Vincent avec la même intensité que Lina.
Elle m’a raconté que son père lui avait interdit de se présenter au casting parce que j’ai mauvaise réputation au Liban et que mes films sont interdits par la censure. Et c’est justement parce que son père s’y opposait que Manal est venue. En cela, elle ressemble énormément à Lina ! Ce film l’a libérée d’ailleurs sur de nombreux points personnels. Et j’ai trouvé en elle une âme sœur.
Annie Ernaux : L’émancipation de Lina, celle de Manal aussi, est très émouvante. Elle m’interpelle même si je l’ai vécue puis écrite différemment. J’ai eu 18 ans en 1958. Ce désir de liberté existait fortement mais ne pouvait pas s’exprimer aussi facilement. La révolution est venue avec la contraception, la pilule et l’IVG. À mon époque, on ne pensait que virginité et mariage ; la notion de plaisir n’était pas reconnue pour les femmes.
Pour autant, avoir vécu comme moi dans une autre France n’empêche nullement l’empathie, la « compréhension » d’une jeune fille comme Lina. Tout simplement parce que les aspirations n’ont pas changé.
Elles étaient identiques par exemple du temps de Marivaux : ses héroïnes vibraient d’un même désir de vie, d’affranchissement, de curiosité. Seuls les obstacles varient en fonction des époques.
Danielle Arbid : Ce qui me touche beaucoup chez vous, ce que je ressens comme un vrai lien, c’est cette échappée d’un univers clos, trop étriqué pour s’épanouir, qu’il s’agisse d’un pays entier comme le Liban avec sa guerre et ses clivages religieux, ou d’un petit coin de province, comme vous…
Annie Ernaux : Vous pouvez dire d’un « trou perdu » (rires). Mais c’est du sentiment physique d’enfermement que peut naître l’imaginaire, et parfois la création.
Danielle Arbid : On ne rêve alors que de franchir les limites physiques, abolir les frontières géographiques et sociales. Un désir de fuite qui pousse à se réinventer. Surtout à ne pas sombrer. Quand on décide de partir, on est prêts à se battre. Déjà contre sa famille, qui est parfois la première des prisons…
Annie Ernaux : La religion, telle que je l’ai appréhendée, en est une autre particulièrement puissante…
Ce besoin de partir est difficile à expliquer : il ne survient pas miraculeusement un matin en se réveillant ; il y a juste en vous la certitude que ce besoin devra se réaliser. Je l’ai ressentie vers 12 ans.
Danielle Arbid : Moi aussi, sans penser précisément à la France. Cette volonté de partir n’a cessé de se fortifier au fil du temps. C’est devenu une obsession !
Annie Ernaux : Faire des études, voilà la clé ! Je n’ai eu de cesse, tout au long de ma vie, de chercher le meilleur moyen de me sortir de situations inextricables. C’est parfois inconscient ou tordu. Par exemple, j’ai écrit un livre, « La femme gelée », parce que c’était la seule solution que j’avais trouvée pour sortir du cocon marital (rires). Le désir est le plus puissant des moteurs pour investir pleinement sa vie.
Danielle Arbid : Le courage d’assumer ce désir aussi ! La facture peut être lourde à payer. Mais je pense que la libération n’a pas de prix et la création artistique devient un merveilleux vecteur d’expression pour apprécier le chemin parcouru. »
Propos retranscrits par Philippe Paumier.
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