Pour l’une, « calme et tranquille », le moment d’une vie où se donnent le suicide d’une grand-mère, l’assassinat d’une rédaction, l’agonie d’un chat, la beauté d’Istanbul comme la tentation d’en finir. Pour l’autre, entre licenciement et saine colère, la ferme volonté de refaire « le monde libre », à tout le moins d’en limiter les dégâts quand la liberté de presse n’est que variable d’ajustement
Valérie Manteau a fait partie de l’équipe de Charlie Hebdo de 2008 à 2013.
À l’occasion d’une chronique qu’elle écrit à l’été 2016, elle cite Marguerite Duras:
J’écris pour me déplacer de moi au livre. Pour m’alléger de mon importance. Que le livre en prenne à ma place. Pour me massacrer, me gâcher, m’abîmer dans la parturition du livre. Ça réussit. À mesure que j’écris, j’existe moins. La libre disposition du moi, je l’éprouve dans deux cas : à l’idée du suicide et à l’idée d’écrire. Le remplacement physique du moi par le livre ou par la mort. La solution de continuité, livre ou mort. C’est dans ce cas que l’on peut parler de charme. D’un charme qui agirait en délivrant. On peut aussi parler du coup de foudre, mais suicidaire.
Marguerite Duras. L’Archibras, entretien avec Jean Shuster, 1967.
Son livre « Calme et tranquille » a cette vertu d’un « charme qui agirait en délivrant ». Elle, de trop de poids, celui des morts de sa famille, celui des assassinés d’une revue satirique un jour d’hiver 2015, celui de ce qui reste à vivre, coûte que coûte, ici et là-bas. Ses lecteurs, d’une impossibilité qu’il y aurait à dire l’intime alors que ce livre si personnel est un viatique à partager sur des chemins incertains. Il y a donc un après.
Elle vit désormais entre Marseille, Paris et Istanbul.
Il y a des fulgurances extraordinaires, selon moi. Et puis un chaos général – dès les premières pages – quand ça ne s’est pas encore passé – qui est vachement agréable. Il y a d’autres moments qui font pleurer – je pleurais dans le parc sur la pelouse et je pense que beaucoup de gens pleureront aussi mais pas tous aux mêmes pages (…) On s’en fout de ce qui me fait pleurer.
Virginie Despentes. À propos de « Calme et tranquille », 2016.
Virginie Despentes. À propos de « Calme et tranquille », 2016.
Aude Lancelin est philosophe de formation, journaliste de métier depuis 2000 et « virée » de fraîche date d’un magazine hebdomadaire toujours classé à gauche. Pas assez peut-être 😉 pour conserver une intellectuelle qui copine avec Alain Badiou, « scoope » avec Emmanuel Todd, épingle Michel Rocard, étrille Pierre Nora, habille pour deux générations Alain Finkielkraut ou raille la blanchissime chemise de BHL, préfére citer Pierre Boudieu, Jacques Rancière ou Baudrillard et flâner à « Nuit Debout » même si il y pleut beaucoup.
car le capital est désormais en mesure de laisser pourrir toutes les grèves.
Jean Baudrillard. L’échange symbolique et la mort, février 1976.
Jean Baudrillard. L’échange symbolique et la mort, février 1976.
Les idées et le débat sont donc des objets dont elle en avait la responsabilité ces dernières années, comme directrice de rédaction adjointe à « L’obs » par elle rebaptisé « L’Obsolète » et à « Marianne ». Qualité, tempérament et exigence professionnels reconnus à ce niveau de chefferie. « Bonne conscience » des actionnaires aujourd’hui soupçonnée, pratiques inquisitoriales de suivi de certains articles sensibles et « triangle des Bermudes de la pensée » uniment dénoncées.
« Le monde libre » est un pamphlet jouissif si on y lit la colère légitime et sans nuances d’une journaliste virée (au plus haut niveau affirme-t-elle, citant ses sources) pour attentat à l’esprit tellement social-démocrate de son canard ou « dimension politique » introduite « en contrebande » dans une pratique de « journalisme intellectuel » (selon les termes de l’ombre tutélaire du journal).
Bienvenue au bal des hypocrites et des matamores!
C’est également un remarquable essai qui alerte sur l’état de la liberté de presse dans une démocratie où les concentrations tricotées par de nouveaux tycoons dont les armes sont aujourd’hui la téléphonie, le luxe ou la banque, les arrangements et renvois d’ascenceur organisés entre « amis du journal » ou politiques, l’entre-soi d’une élite tribalisée, fût-elle intellectuelle, gangrènent la possibilité de l’échange constructif.
Temps de fauve, liberté de presse et triste logique de tuyaux…
Il n’est pas inutile ici de citer un éditorial récent de notre confrère Libération concernant le bras de fer qui se joue sur la chaîne d’information continue i-Télé et qui donne un écho audiovisuel aux enjeux de presse écrite qu’évoque Aude Lancelin dans son livre et dans cette émission:
En soi, la stratégie du milliardaire, qu’on sait redoutable dans le business, est tout à fait pertinente. Le problème est qu’elle se heurte – et se heurtera toujours – à une autre logique, portée par la rédaction d’i-Télé: celle de l’information, qui présuppose l’impartialité, l’indépendance et l’absence d’intérêts économiques. Entre Bolloré et les journalistes de la chaîne, la confrontation est inévitable car leur opposition n’est pas contingente mais essentielle.
Ceux qui n’y voient qu’un problème lié à Bolloré se fourvoient. Partout dans le monde, le secteur des médias s’engage dans la voie de la «convergence». Les producteurs de contenus, qu’ils fabriquent des films, des jeux vidéo, des séries ou des informations, sont avalés par des entreprises venant d’autres industries, dont le but est d’utiliser ces affriolants appâts pour attirer de nouveaux clients. Ce week-end aux Etats-Unis, l’opérateur de télécoms AT&T a annoncé le rachat pour 85 milliards de dollars de Time Warner, propriétaire des studios Warner, du producteur-diffuseur HBO et de la chaîne d’info CNN. Propriété de SFR tout comme l’Express ou BFM TV, Libération fournit une autre illustration de ce mouvement de convergence, dont les cas vont se multiplier dans les prochains mois. Faute de garde-fous comme l’existence d’une charte rédactionnelle, la logique d’information des entités journalistiques est susceptible d’entrer en contradiction avec celle, industrielle, des vastes ensembles les accueillant. Le comportement de Bolloré à i-Télé, caricatural tant il est violent, donne un exemple extrême des risques liés au mélange des métiers et de ces logiques. La fronde au sein de la chaîne n’est donc pas anecdotique. Dans un secteur en plein bouleversement, elle donne le ton. A cet égard, le combat d’i-Télé est celui de tous les journalistes.Jérôme Lefilliâtre. Libération, 24 octobre 2016.
Jérôme Lefilliâtre. Libération, 24 octobre 2016.
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