À bord du « Shakespeare » #30. Si nous pouvions ralentir le temps
Juste un peu, maîtrisant les jours, les heures, les minutes. Nous l’avons laissé filer, nous en avions tant devant nous. A présent, nous nous accrochons à des bribes de temps, des instants de bonheur, de lumière, d’ennui. C’est tellement bon de s’ennuyer. Avant d’avaler nos miles jusqu’à l’overdose, une dernière fois
Nous n’avons pas d’urgence, mais la vie en a pour nous, alors nous profitons. La fatigue refait son apparition, régulièrement. Cette fois, c’est probablement l’arrivée de l’été dans l’hémisphère sud. La chaleur est implacable, les nuages semblent n’être là que pour compléter le décor. Le jour se lève dès cinq heures, notre camp de base à Nosy Be s’anime. On dort mal. Toujours, à bord. On dort peu de fait. Dans un coin du cerveau il y a toujours la crainte du mouillage qui lâche, le nôtre ou celui d’un bateau voisin. La collision, les dégâts difficilement réparables. Certes à Madagascar on trouve tout ou presque, mais voir Shakespeare blessé nous serait insupportable. Il est un membre à part entière de notre vie à présent. Nous n’allons pas jusqu’à lui accorder des sentiments (n’exagérons pas tout de même il faut savoir raison garder) mais loin de lui, nous pensons à lui, à bord on le cajole. Ce n’est ni le plus beau, ni le plus grand, ni le mieux conçu mais sa fiabilité ne nous a jamais fait défaut, il a tous les courages, n’a peur de rien, d’aucune mer, d’aucun vent.
Nous l’imaginons déjà sur le chemin du retour, une fois ce satané cap d’Ambre passé. Il va fuser, retour à l’écurie, nous tenterons de le freiner, pour gagner du temps, afin de profiter encore et encore des nuits étoilées, de la pleine lune, du glissement des flots sur la coque, du sifflement du vent dans nos oreilles. Mais aussi du sel qui nous couvrira de la tête aux pieds, de l’estomac en vrac, des créneaux de trois heures de sommeil, des ris à prendre à deux heures du matin… Ce n’est pas non plus « la croisière s’amuse » tous les jours. Mais personne ne nous a obligées à entrer dans l’aventure, à passer sept mois loin des nôtres, à abandonner maisons, confort, travail. Certains jours, je me suis demandé si le côté masochiste prenait le dessus sur l’esprit d’aventure, l’envie de nouveauté et de défi. Finalement non. Je ne suis pas maso. Juste vivante. Et de plus en plus.
Un jour après l’autre et profiter encore, mais l’urgence de profiter fait mal profiter. Les premières interrogations du retour commencent à apparaître. Il faut les balayer, les repousser, tenter de raisonner avec elles, leur expliquer patiemment que ce n’est pas encore le moment, qu’elles viendront bien assez tôt, que rien ne sert de s’inquiéter. Serions nous montées sur ressorts? Nous avons toujours rebondi.
Et ce soir nous aurons appris de nouveaux mots malgaches; compris (ou pas) comment des poubelles sur roues arrivent encore à faire les six kilomètres qui séparent le cratère, où nous sommes ancrées, de Hell Ville, la capitale de Nosy Be, sans finir sur trois ou deux roues ou dans un arbre, ou un zébu; pesté contre cette vanille que nous avons eu la stupidité d’acheter fraîche, que nous n’avons pas assez séchée et qui du coup a moisi; mangé des brochettes à la gargote du coin nous répétant encore que le zébu c’est le goût que devait avoir le boeuf chez nous avant qu’on ne lui laisse plus la chance de ne brouter que de l’herbe; échappé au palu, à la gastro (ça n’est pas le cas de tout le monde…), aux requins (je plaisante).
Puis nous regarderons la météo histoire de s’assurer que les vents tournent un peu, que le cap d’Ambre, le dernier que nous franchirons sera bientôt dégagé, car nous passerons par le nord pour rentrer.
Rentrer. Rentrer…
Plafond bas, orage à venir, la saison devient incertaine.
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